TOKYO, VILLE MONDIALE

 

A l'occasion de la Journée " Géographie " organisée par Jean Michel NUFFER dans le cadre de l'APHG Bourgogne le 6 décembre 2000, Philippe PELLETIER, Maître de conférences à l'Université de Lyon II, a fait une intervention sur la mégapole de Tokyo. Dominique GIRARD, professeur de Géographie en CPGE au lycée Carnot, nous propose ci-dessous la mise en forme des notes qu'il a prises à cette occasion.
Philippe PELLETIER a articulé son intervention autour de 4 thèmes :
  • Tokyo est-elle " la quintessence du Japon " ?
  • la mégapole tokyoïte et sa croissance
  • la mégapole tokyoïte, noyau industriel et tertiaire
  • les mutations socio-spatiales récentes

 

Tokyo est-elle " la quintessence du Japon " ?

 

Il semble qu'elle le soit par 3 aspects :
  1. d'abord par la langue :

    la langue officielle japonaise adoptée au moment de la restauration Meiji est en fait l'héritière du dialecte d'Edo, influencé par les dialectes des populations migrantes attirées par la capitale et des dialectes des samouraïs, venus de tout le Japon, que le shogunat obligeait à y résider.

  2. ensuite par sa dimension de première ville et de capitale 
  • Edo est un petit village fondé en 1457. Mais en 1598, Tokugawa s'autoproclame shogun (généralissime) et décide de diriger le pays depuis son château d'Edo, à 600 km de la capitale impériale qu'est alors Kyoto.
  • l'urbanisme initial est fondé sur des aspects guerriers, mais peu à peu émerge une bourgeoisie commerçante. Les divisions en castes de la société s'ancrent dans l'espace : les samouraïs s'installent dans la ville haute (Yamanote), les commerçants et artisans dans la ville basse (Shitamachi).
  • progressivement, Tokyo se dote de toutes les structures qui lui permettent de jouer un grand rôle : capitale politique, culturelle (cette cité des arts est le symbole de la modernité), économique (financière : banques, bourse ; industrielle ; commerciale : la baie de Tokyo est la première zone portuaire du globe avec Chiba, Yokohama, Kawasaki, Tokyo).
  1. enfin par son rôle de " référence " :
  • chaque ville a son petit " Ginza "
  • Shinjuku est longtemps resté un modèle (mais il serait aujourd'hui dépassé ?) impressionnant par ses buildings (en particulier la nouvelle mairie de Tokyo réalisée par Kenzo TANGE, inaugurée en 1991) et ses grands magasins (dépato, de l'anglais "department store").
  • dans les gares du Japon, on se repère en fonction de la voie qui mène à -ou qui vient de- Tokyo.

 

La mégapole tokyoïte et sa croissance

 

Outre un problème de définition, il convient d'envisager la complexité de la redistribution spatiale de la population.
  1. d'abord, qu'est-ce que le Grand Tokyo ?
  • L'ampleur de l'urbanisation postérieure à la 2ème Guerre mondiale pose des problèmes techniques d'évaluation et de définition, les périmètres administratifs et politiques ne correspondant guère aux limites de l'urbanisation.
  • la grande ville (daitoshi, ou métropole) de Tokyo abrite environ 8 Mh dans ses 23 arrondissements.
  • si on utilise le critère de peuplement en haute densité (Densely Inhabited Districts, zones où la densité est supérieure à 4000 h/km² pour une masse agglomérée supérieure à 5000 h) on peut observer une " sphère métropolitaine " d'environ 50 km de rayon.
  • mais les migrations pendulaires dépassent même 60 km, dans un espace structuré par les axes de communications et les déplacements, qui abriterait environ 40 Mh sur près de 35 000 km², soit une densité moyenne supérieure à 1100 h/km² (pour mémoire Bourgogne : 31 580 km², 1,6 Mh, 51 h/km²).
  1. l'évolution démographique s'inscrit dans une redistribution complexe :
  • la mégapole de Tokyo a conservé un croît démographique notable entre 1985 et 1999 (+ 9,4 %) devant Nagoya (encore attractive) et Osaka (en recul). Même les gens de l'ouest vont vers Tokyo, ce qui a des implications fortes sur le plan culturel : cuisine, mœurs. La moitié des mariages sont arrangés et " l'homo japonicus " est véritablement tokyoïte, non marqué par les influences de l'est ou de l'ouest du fait d'une déstructuration d'une partie des normes sociologiques. Le Grand Tokyo attire toujours des habitants au détriment du reste du territoire, témoignant d'une hyper centralisation urbaine au profit de la capitale, et d'une recentralisation citadine, des citadins émigrant vers Tokyo. L'exode rural a en fait redémarré depuis 1985, et malgré un ralentissement depuis 1993, il continue lentement.
  • les couronnes urbaines évoluent différemment de 1985 à 1995 : plus on s'éloigne du centre, plus le croît démographique est fort, en relation avec la plus grande jeunesse des habitants. La 1ère couronne (0-10 km) perd des habitants et vieillit (environ 7 % de plus de 65 ans en 1970, environ 17 % en 1998).
  • on peut observer d'autres dynamiques récentes : 
  • la périurbanisation croît, surtout dans les 4ème et 5ème couronnes. Elle correspond aux concepts asiatique de desakota et japonais de konjûka, désignant grosso modo un habitat mixte rural / urbain, aux connotations à la fois spatiales et sociologiques dans le cadre des rapports entre néo-ruraux et ruraux traditionnels.
  • l'évidemment du centre (processus du beignet -dônatsu genshô- creux à l'intérieur, plein à l'extérieur, ou encore de " ville inverse ") cesse, entraînant également un renversement de tendance dans la 1ère couronne qui déclinait jusqu'en 1995. C'est le résultat d'une politique de reconquête du centre, mais aussi de l'installation d'immigrants étrangers.

Cette attraction tient en grande part au dynamisme économique du Grand Tokyo.

 

 

La mégapole tokyoïte, noyau industriel et tertiaire

 

  1. Tokyo et le redéploiement industriel :
  • le redéploiement industriel s'opère à différentes échelles : si certaines activités sont relocalisées à l'étranger (automobile, textile, ...) d'autres le sont au profit des périphéries provinciales de l'archipel, et des couronnes externes des mégapoles. En fait, il s'agit souvent d'activités de main d'œuvre, à faible valeur ajoutée, moins bien payées (des sortes d'usines tournevis...).
  • le Grand Tokyo a gardé les plus importants des hauts fourneaux (un seul reste dans la baie d'Osaka). Il connaît la progression des emplois à très haute valeur ajoutée (électronique, informatique, avec Toshiba et NEC). Il a conservé les principales usines d'assemblage et de sous traitance automobile (Nissan, Isuzu, Honda, Hinô...).
  • ce dynamisme industriel participe à l'expansion physique de la mégapole, mais la redistribution interne des usines pose le gros problème des communications de banlieue à banlieue, ce qui a fortement relativisé le système du " juste à temps "...
    b- Tokyo, noyau de services
  • malgré la réduction du nombre de création d'emplois au Japon, Tokyo, " ville noyau mondiale " développe fortement le secteur tertiaire, ce qui se traduit par la verticalisation du profil urbain des quartiers centraux et péri centraux.
  • le Tokyo des 23 arrondissements offre en 1995 1,1 M emplois dans le 2re mais 3,2 dans le 3re. C'est la preuve du rôle de direction politique, financière, intellectuelle d'une ville qui abrite la plupart des sièges sociaux et des centres de recherche japonais. 3,7 M de personnes viennent chaque jour y travailler ou étudier.
  1. les résultats, un aménagement constant
  • une des originalités tient à la très grande imbrication des acteurs publics et privés, certains jouant un rôle dans les deux secteurs, aussi bien sur le plan économique que politique. 
  • L'expansion démographique des années 50 aux années 70 a entraîné l'abandon du projet de " ceinture verte ". 
  • Des collectivités locales se sont associées avec le secteur privé pour encourager la périurbanisation, contre les vœux du gouvernement et de la préfecture de Tokyo.
  • un rôle clé est joué par les Compagnies de chemin de fer privées (Seibu, Tôkyû, Odakyû...) qui font bien plus que du transport : l'investissement dans le foncier et l'immobilier permet de rentabiliser les lignes en drainant plus de voyageurs. 
  • Le réaménagement du nouveau centre de Shinjuku est lié à la Compagnie Odakyû. Le long de la ligne de ceinture Yamanote, grands ensembles et logements pavillonnaires se sont propagés à partir des gares, qui associent des grands magasins, des lieux de loisirs (bars, karaoké, pachinkô...). Les gares sont en même temps de véritables plates-formes multimodales pour les voyageurs : train, métro, bus, taxi, bicyclette...
  • Tôkyû réalise la " cité jardin de Tama " au sud ouest de Tokyo, cité dortoir privée de 5000 ha et 400 000 h desservie par des lignes ferroviaires privées.
  • pour éviter l'engorgement du CBD traditionnel de Marunouchi ont été prévus dès les années 60 des " sous-centres " tel celui de Shinjuku ou d'Ikebukuro. En 1988, le plan national d'aménagement du territoire définissait des " villes noyaux d'affaires " dans la banlieue : Yokohama, Urawa...
  • pour abriter la forte croissance démographique des années 50-60, les pouvoirs publics ont joué la carte des villes nouvelles (nyû-taun, NT). Il s'agit plutôt de cités dortoirs, surtout dans la 2ème couronne : Kohokû NT, Chiba NT. Mais la cité scientifique de Tsukuba est bien conçue comme une ville nouvelle, à une soixantaine de kilomètres au NE de Tokyo, pour promouvoir la déconcentration économique et urbaine.
  • l'aménagement du front de mer (une des tendances dans le monde : la mise en valeur des " waterfront ") :
  • un des derniers exemples d'initiative des pouvoirs publics du gouvernement métropolitain de Tokyo est l'aménagement du terre-plein n° 13 gagné sur la baie en vue d'y accueillir des bureaux dans le cadre du dédoublement du CBD de Marunouchi. Mais il a été terminé au début des années 90, alors que s'effondrait la " bulle spéculative ". Il n'a de ce fait accueilli que quelques bureaux et il se diversifie par l'implantation d'hôtels et de loisirs urbains dans le cadre de la réhabilitation du front de mer.
  • Plusieurs terre-pleins jusqu'alors réservés à l'industrie lourde durant la Haute Croissance se réorientent vers le logement, les bureaux, le tourisme urbain dans des projets mêlant public et privé (Mitsubishi à Yokohama, Nippon Steel à Chiba...).
    Ces transformations de l'organisation et du paysage urbain sont à mettre en rapport avec les mutations socio-spatiales récentes.

 

les mutations socio-spatiales récentes

 

Elles tiennent pour partie à l'intégration croissante du Japon dans la mondialisation. Si la dichotomie de Tokyo s'est maintenue jusqu'à la fin du XXe elle connaît aujourd'hui une mutation forte.
  1. la dichotomie, ancienne, remonte à l'époque du shogunat

      Ville haute Ville basse
    XVIème Yamanote
    Palais du Shogun
    Résidences des seigneurs (samouraïs) dans les collines
    Shitamachi
    Secteur alluvial plus ou moins inondable de la vallée de la Sumida
    Abritait les commerçants, les artisans, une forme de sous-prolétariat
    XXème Quartiers chics, classes moyennes et aisées Activités industrielles, en particulier la sidérurgie
    Ville mixte, associant résidence des classes moyennes et PME
  1. les mutations débutent vers 1985 (la " Bulle "...)
  • le schéma se brouille avec un phénomène de paupérisation dans les secteurs nord / nord-est de la ville haute (Shinjuku, Arakawa...) et de gentrification de quelques points de la ville basse : Arakawa, Minowa, bords de la Sumida.
  • en 1998, le Japon héberge environ 1,5 M de résidents étrangers, dont les 3/4 d'Asiatiques.
  • Beaucoup sont installés dans le Grand Tokyo dans le cadre d'une immigration de main d'œuvre de jeunes hommes généralement célibataires, attirés par le yen fort et voués aux emplois des 3 K( kitsui : pénible, kiken : dangereux, kitanai : salissant).
  • Tokyo recevrait plus de 60 % de l'immigration chinoise et Ikebukuro est surnommée " Little China ". Si beaucoup des immigrés sont dans la ville basse, Coréens et Chinois s'installent de plus en plus dans la ville haute. De nombreux petits commerces, des petits restaurants exotiques (coréens, thaïlandais...) sont utilisés par les cadres de la ville haute. Le marché des travailleurs journaliers s'est déplacé de la ville basse vers Shinjuku (Takadanobaba), dont les couloirs de la gare accueillent désormais les " hommes carton " des sans abris.

Conclusion

Pour terminer, Philippe PELLETIER remet les relations humaines au cœur des relations urbaines : dans les années 80, l'ubiquité des activités permises par les NTIC (Nouvelles technologies de l'information et de la communication), magnifiées au sein des technopoles, amenait certains à prédire la " fin des villes ". En fait, Tokyo et le Japon montrent au contraire " la fin de la fin des villes ". La reconcentration urbaine s'inscrit dans la logique de proximité des lieux de pouvoir, dans la nécessité de se voir physiquement pour prendre des décisions en commun, entre sous traitants et donneurs d'ordres par exemple. La question du déménagement de la capitale lui permet de rappeler que dans le passé on a plusieurs fois déplacé la capitale avec l'empereur, mais que les projets actuels ont tourné court.

 

Quelques pistes bibliographiques...

Chine, Japon, Corée, Géographie Universelle, Reclus Belin, 1994

P. Pelletier, le Japon, Prépas Géo, A. Colin, 1997

Article de P. Pelletier dans “ Les très grandes villes du monde ”, Éditions du Temps, 2000

G. Bacconnier, Le Japon en fiches, Bréal, 1994

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