L’Histoire saisie par la peinture, la peinture saisie par l’histoire.

 

« Les peintures sont un paysage constitué d’une série d’évenements[1] »

 

Cette courte citation qualifie notre problématique, soit comment rendre compte de ce paysage d’événements compris dans une peinture ? Le questionnement situe l’intervention à la croisée de deux champs. Le premier est lié à la soutenance d’une thèse en histoire culturelle, le second à la pratique de l’enseignement d’histoire des arts. Quelques remarques préalables éclaircissent cette position et introduisent un propos centré sur le second XIXème siècle (1848-1914), sur ce que la peinture dit de l’Histoire. Il apparaît impossible de tenter une synthèse sur une approche d’histoire culturelle de l’art moderne. Aussi, le propos vise-t-il beaucoup plus modestement à montrer comment à côté de l’approche esthétique, dans un écart, existe la possibilité d’une interrogation de l’histoire par le tableau.

 

Exposé

Des remarques.

 

Intervenir en historien face au tableau implique un regard qui fait de celui-ci un document, ni plus, ni moins. Il s’agit d’emblée de renoncer à toute entrée d’ordre esthétique dans le tableau. Celui-ci peut davantage être conçu comme une fenêtre, un outil pour se saisir d’un contexte dynamique. Cette volonté de décrypter les sociétés par l’entrée du tableau participe d’une histoire sociale de l’art moderne, notamment mise en oeuvre outre-Atlantique par Thomas Crow qui rencontre, en France les problématiques de l’histoire culturelle. Il s’agit ici de questionner l’image, suivant les propositions en amont et en aval, soit l’interrogation envisagée du point de vue de l’artiste, de l’horizon d’attente de son oeuvre dans son rapport au contexte, au public.

 

Cette proposition s’inscrit en partie dans le débat sur l’histoire de l’art, son rapport à l’histoire. Les dernières années (1999-2002) à la faveur du développement de l’histoire culturelle[2], ont vu se multiplier les travaux s’enracinant dans l’analyse de l’image, de la peinture, domaine naguère spécifique à l’histoire de l’art (bibliographie jointe). En écho à ce développement, Pierre Daix proposait une histoire de l’art moderne significativement intitulée Pour une histoire culturelle de l’art moderne. Il justifiait son entreprise en considérant l’art moderne comme une fracture culturelle, tentant l’analyse de cette dernière par l’emprunt de la notion d’outillage mental, forgée par Lucien Febvre et à l’origine des mentalités dans l’historiographie[3]. L’introduction de Laurent Gervereau dans sa récente synthèse sur une histoire visuelle du XXème siècle permet d’aller plus loin[4], elle fixe les conditions d’une histoire sociale et politique de l’art à partir des avancées de l’histoire culturelle. S’inspirant notamment de l’histoire sociale de l’art américain, elle fournit à l’historien le moyen d’intégrer l’image (la peinture) à sa démarche (son enseignement).

 

Après une brève présentation du contexte artistique du second XIXème siècle en France (1848-1914), l’intervention portera sur deux tableaux considérés comme patrimoniaux, propres à l’intervention de l’historien : Un enterrement à Ornans de Courbet, Impression soleil levant de Claude Monet. Centrée sur la question de la matérialité de la toile comme condition même du scandale et de l’identification de l’artiste au révolutionnaire, l’analyse du tableau de Courbet s’ancre en partie dans le domaine du politique. L’étude de la toile de Monet déborde ce cadre pour, revenant sur la problématique même de l’exposition, aborder la question du marché de l’art, la naissance de la notion d’école et, in fine, l’amorce de la rhétorique avant-gardiste.

 

Proposition : Académisme, Art officiel, Avant-gardisme : les pôles du XIXème siècle pictural.

 

Il s’agit de donner à voir par le tableau, sa réception, l’émergence de phénomènes historiquement distincts et répertoriés pour le XIXème siècle :

            - la question révolutionnaire et démocratique, liée à la montée de l’individualisme démocratique.

- l’émergence d’un marché de l’art accompagnant la progressive destruction du modèle culturel aristocratique et régalien au profit de nouvelles situations.

Ces phénomènes sont médiatisés par le champ artistique. Mettre un tableau en situation, le questionner, nécessite de composer avec la structure particulière de ce champ au XIXème siècle. La courte synthèse de Marie Claude Genet-Delacroix[5], s’appuyant sur la sociologie proposée par Pierre Bourdieu, envisage un champ artistique au XIXème siècle organisé par la tension entre académisme et avant-garde. Notons que la définition de ces deux termes appartient aux bouleversements de la révolution française. L’académisme désigne un rapport au métier, la transmission pédagogique d’une tradition picturale : il relève du système des Beaux Arts mis en place sous l’Ancien Régime. L’avant-garde, inventée en 1802 par Saint-Simon, s’entend systématiquement en lien avec l’innovation et inscrit la création artistique dans un contexte politique et sociale à connotation libérale où prime l’affirmation de l’individu. Les questions de l’autonomie de l’art et de l’art social, relèvent de ce type d’inscription[6]. Pour Marie-Claude Genet-Delacroix, cette structure dialectique est constitutive du champ artistique. Face au pôle étatique (le Salon, les politiques d’encouragement à la création artistique, les institutions) elle rend compte de l’ensemble des dynamiques de l’art moderne où le principe même de la liberté de l’artiste peut, dans l’instant de sa réception, se lire comme des stratégies d’acteurs. Précisément cette lecture offre une clé pour entrer dans le tableau et relier celui-ci à la problématique de transformation du système académique en marché de l’art dans la perspective d’une histoire culturelle attentive au politique, au social.


 

 

Courbet, un enterrement à Ornans : un paradoxe interprétatif ?

 

 

Un choix.

 

L’épisode de l’exposition du tableau de Courbet, un Enterrement à Ornans, au salon de 1851, s’impose pour notre propos. D’une part, le tableau s’entend réaliste et compose avec le genre de la peinture d’histoire, symbolique du système académique par la hiérarchie des genres. Considéré comme un tombeau pour la République, l’Enterrement à Ornans est l’une des toiles les plus prisées par les historiens. Son interprétation permet de brosser les différentes lectures que propose l’histoire culturelle. Jouant en effet sur trois pôles (l’artiste, l’instance d’exposition, la réception critique), la lecture de du tableau envisage l’Enterrement à Ornans dans le cadre d’une histoire culturelle de l’art marquée par les problématiques de la confrontation de la liberté de l’artiste face à l’institution qu’est le salon. Cette première lecture débouche ensuite sur deux types de considérations.

 

Une peinture d’histoire dans le cadre d’une vision dynamique du marché de l’art.

 

Un Enterrement à Ornans a une valeur de témoignage. Courbet s’est saisi de la vie quotidienne de son village natal, des voisins au paysage : tous les habitants du lieu sont représentés. Quand le tableau fera scandale au Salon de 1851, le bedeau et le curé, figurant sur le tableau demanderont à être effacé. Le sujet lui-même respire la quotidienneté. Néanmoins, la composition appartient au genre spécifique qu’est la peinture d’histoire, élément central dans la hiérarchie des genres, héritée de l’ancien Régime qui jusqu’à présent graduait les réputations des artistes. La peinture d’histoire serait une « peinture de grand style ayant pour thème aussi bien des épisodes de la mythologie que de l’histoire proprement dite, des dieux, des héros… » (Jean Louis Ferrier, cf. bibliographie). C’est une peinture monumentale dont le sujet fixe à lui seul l’importance et la valeur de l’œuvre, d’où aussi son sens. Dans cette configuration, un Enterrement à Ornans ne saurait relever de cette définition académique de la peinture d’histoire. Mais Courbet a choisi de dénoter par ce tableau la question de la peinture d’histoire par plusieurs procédés :

Il s’agit d’analyser la construction intellectuelle qu’est la toile de Courbet dans son rapport au marché de l’art. Les conditions du scandale sont réunies dans ce jeu sur le genre qu’est la peinture d’histoire. D’autant que Courbet, primé en 1849 donc dispensé de la sélection, choisit d’imposer sa toile au Salon. Jouant sur la grande manière qu’est ce genre, Courbet heurte de front l’académisme. Il heurte également de front la commande publique d’Etat qui fournit l’ordinaire des achats de la peinture d’histoire. Il s’inscrit pourtant dans une tradition nouvelle de la peinture d’histoire où s’est notamment illustrée Delacroix (Scène de Massacre à Scio (1824), La Liberté guidant le peuple (1830)). Mais face à cette dernière, il trace également un écart puisque son tableau ne comporte aucune leçon morale ou, tout du moins, s’il en comporte une celle-ci ne peut être audible dans une société bourgeoise traumatisée par la violence des journées de juin 1848, par les insurrections montagnardes de 1849.

A ce stade de l’interprétation, il faut faire intervenir l’instance du marché de l’art pour se saisir du geste de Gustave Courbet. L’effet repose sur le paradoxe de la tension entre les ressorts de la stratégie de Courbet dans son rapport au Salon et l’instant de la réception critique du tableau.

            - comme artiste, Courbet se situe dans une perspective libérale. Au principe de liberté de l’artiste qui heurte de front l’académisme (cf. supra) correspond un premier jeu sur le principe libéral animant le marché de l’art naissant. Choquant, Courbet se construit une réputation, usant de la plus large publicité possible. Il considère d’ailleurs ses acheteurs comme des actionnaires. Cette stratégie de commercialisation fonctionne sur son nom. Courbet apparaît comme l’un des premiers à prendre la mesure des effets du développement du capitalisme sur le marché de l’art. Il ne condamne pas ce système mais use de ce dernier contre les institutions artistiques, affirmant l’autonomie de l’artiste. Il fonde cette stratégie sur un principe qu’il affirme régulièrement après 1848 : « Le gouvernement, esclave de ses institutions, ne peut me soutenir. Par conséquent, il faut que j’aie recours au particulier si je veux marcher libre comme je suis. » De ce fait, cette revendication de liberté du peintre face aux institutions, empruntée à Proudhon, le mène paradoxalement à représenter par sa stratégie commerciale l’un des premiers peintres de marché.

            - Paradoxalement puisque la réception même de la toile campe Courbet en défenseur de la République, en précurseur a posteriori du socialisme. Cette réception critique importe puisqu’elle délimite autant la dévolution du goût (comme instance de jugement) que la question de la représentation politique.

Courbet, le Watteau du laid.

 

L’accusation de laideur est portée notamment par Théophile Gautier. Elle émane, selon la dernière synthèse de Jean-Luc Mayaud, d’une interprétation socialement construite par le Parti de l’ordre. En terme d’histoire culturelle, cette réception critique ouvre une nouvelle piste pour l’interprétation du tableau. Celle-ci repose sur l’intrication de deux séries causales. L’une porte sur la représentation même du paysan et son lien à la culture populaire. Elle constitue le socle d’une interprétation plus spécifiquement politique de la toile, lue comme allégorie.

 

Les travaux initiés notamment par Meyer Schapiro, pointent la part de la culture populaire présente dans Un enterrement à Ornans. Ami de Champfleury, Courbet connaît les études de ce dernier sur l’imagerie populaire. Il partage d’ailleurs les goûts de ce dernier. Dans un Enterrement à Ornans se reconnaissent des thèmes des gravures politiques comme celle du Souvenir mortuaire. Si l’on ne peut avec certitude établir ces emprunts de Courbet, il est possible néanmoins de reconnaître en ceux-ci une source d’aspiration redoublée par les origines franc comtoises et proche du peuple du peintre. Courbet est en outre illustrateur de brochures populaires. L’argument de la laideur du tableau, tient d’abord à l’utilisation d’un code et d’une symbolique étrangers à la culture classique car populaire.

Importe surtout dans les critiques fondant la laideur du tableau, le fait que celle-ci est lu provinciale et paysanne. Ce qui est laid chez Courbet relève de l’ordre de la représentation sociale, les paysans devenant la cible privilégiée des critiques du tableau. La paysannerie de Courbet relève alors de la sauvagerie. Le thème est extrêmement présent depuis 1848. Il signifie l’inculture de la paysannerie, à l’origine du triomphe de Louis Napoléon Bonaparte. Il signifie aussi la violence du prolétaire auquel le fossoyeur est identifié. Ainsi ce que l’on reproche au tableau n’est rien d’autre que la représentation du vulgaire qu’il donne à voir : il n’héroïse pas, contrairement à ce qui est attendu d’un tableau d’histoire. Il est également extrêmement localisé. En soit, si le tableau est peinture d’histoire, c’est une peinture de l’actualité contemporaine. Sa réception donne à voir la frontière entre les goûts.

 

Ces goûts qui font frontière, ce refus de la laideur paysanne compose avec la question du suffrage universel, l’allégorie républicaine. L’analyse prosopographique déployée par Jean-Luc Mayaud sur les figures du tableau révèle la présence de toutes les générations républicaines dans cet enterrement symbolique de Marianne. L’Enterrement est donc une œuvre politique, selon le souhait de son auteur. C’est pour un critique contemporain (Louis Peisse), une machine révolutionnaire. L’argument du politique provient de la composition du tableau. Sa frontalité nie toute perspective. Celle-ci, née à la Renaissance, suppose un regard hiérarchisé, aristocratique, jeté sur la société. Ici, dans l’équivalence des signes, cette négation de la perspective présuppose l’égalité.

L’appréciation rend compte de la laideur paysanne. Elle rend également compte des usages du tableau par Courbet, qui en tirera argument de son socialisme au moment de la Commune. Des usages du tableau aussi pour la IIIème République qui l’acquérra.

Conclusion provisoire sur un paradoxe interprétatif.

Le jeu sur trois pôles, propre à la mise en document du tableau, permet des analyses parfois contradictoires qui nourrissent le caractère paradoxal de Courbet. Si Courbet est le Watteau du laid, cette affirmation couronne des mouvements distincts. Au regard de l’artiste, elle fonde sa liberté devant les institutions que sont le Salon, désigne le lieu de la modernité qu’est le marché de l’art dans ce qu’il implique (autonomie de l’art et argument de la réputation). Aux yeux de la critique, il renseigne sur les mentalités, les codes culturels. Il désigne également la question de la représentation comme lieu du politique et associe la figure de l’artiste à celle de la subversion. Ce sont ces séries distinctes d’événement que l’histoire culturelle permet d’appréhender dans le paysage du tableau.


 

 

Monet : Impression Soleil levant (1872)

 

 

Un choix.

 

Ces séries distinctes d’événements, le tableau de Claude Monet en rend compte à sa manière tant il s’inscrit dans la mise en place, selon les termes du programme de première, de la civilisation industrielle. La toile qui, présentée à l’exposition de 1874, désignera aux yeux de la critique la plus académique ce qui sera l’impressionnisme, problématise l’époque[8]. Par ce qu’elle représente d’abord, un paysage, au moment où la perception de celui-ci se transforme sous l’effet de l’industrialisation, de la concurrence de la photographie. Par ce qu’emblématique d’une exposition, d’un groupe, elle se déploie dans le champ artistique sous l’angle de la négociation comme l’anecdote sur son titre l’implique. Celle-ci est connue. Monet, à qui l’on demandait un titre pour cette toile, convenant qu’elle ne pouvait passer pour une vue du Havre, choisit le titre d’Impression soleil levant[9]. Il y a donc écart, ressenti comme tel par Monet, quand à l’approche traditionnelle de la représentation. Le cadre contextuel de l’exposition de la toile réitère cet écart, donne à voir une partie de la modernité comme processus.

Un paysage d’histoire culturelle.

 

Claude Monet peint Impression, soleil levant en 1872. Il s’agit d’une vue du Havre, sa ville natale. La toile donnera un nom à un groupe de peintre réuni par le mordant de la critique (article de Louis Leroy dans le Charivari). L’exécution de la toile par Monet suit de peu son retour de Londres qui le mis à l’abri de la guerre, de la Commune. En compagnie de Pissarro, le peintre pu voir les toiles de Turner, l’une des références esthétiques de l’impressionnisme par son travail sur le paysage. Cette impression du paysage suppose un nouveau regard dont il s’agit d’examiner les fondements. Ceux-ci font d’Impression, soleil levant, un paysage d’histoire culturelle où l’intrication d’éléments propres à l’histoire de l’art et à la cassure historique qu’est l’industrialisation masque, pour l’ensemble des tableaux impressionnistes, la singulière absence du politique.

Le paysage désigne ici un moment d’une perception subjective : la peinture se fait au présent. Elle se dégage ainsi du postulat d’éternité véhiculé par la hiérarchie des genres et l’académisme. Elle n’est plus inscription dans une tradition mais regard sur le présent. Ce déplacement est d’abord spatial : à la suite de l’Ecole de Barbizon, les peintres impressionnistes pratiquent le pleinairisme. Le trait rend compte d’une révolution technique dans le champ pictural, la peinture en tube. Mais le titre du tableau invite également au déplacement dans les influences. Outre Turner, sur lequel nous reviendrons, Impression, soleil levant noue un dialogue avec le japonisme. Le Japon participe aux Expositions universelles à partir de 1867, celle-ci se déroule à Paris. Le japonisme touche alors davantage les cercles d’avant-garde que les milieux académiques. La toile de Manet ressort de ce mouvement qu’il s’agit de relier à l’ère Meije, aux premiers effets de la colonisation.

Les innovations techniques représentent le deuxième axe par lequel questionner ce nouveau regard. La photographie impose à la peinture le choix de la subjectivité dans son rapport au réel. Impression, soleil levant prend donc classiquement sa place dans la concurrence de la peinture avec ce nouveau media[10]. S’arrêter à ce premier constat relève d’un positivisme étroit. La toile, par l’influence revendiquée de Turner, donne à voir l’importance de la vitesse, des changements qui affectent l’ère industrielle. Le terme même d’Impression, comme la toile, renvoie à l’idée d’une cassure du temps. La toile dénote ainsi les mutations en cours puisqu’à la thématique classique du paysage portuaire, elle superpose les fumées d’usine aux trois-mâts, estompant le tout dans une réflexion sur la lumière rappelant Pluie, vapeur, vitesse de Turner comme les travaux scientifiques sur l’optique (travaux de Chevreul). En reprenant le vocabulaire de Pierre Daix, c’est une fracture culturelle que la toile réfléchit.

Accepter l’augure d’une fracture culturelle nécessite un troisième temps dans l’abord de ce paysage qu’est la toile. Prise dans le processus cumulatif de rupture qu’est la modernité, Impression, soleil levant atteste qu’à partir de la décennie 1860, c’est le paysage comme genre qui recèle potentiellement l’ensemble des innovations. Le trait porte en corollaire la désaffection de la peinture d’histoire. Au sein du groupe des impressionnistes, à la date de 1872, seul Manet avec L’exécution de l’empereur Maximilien et sa lithographie, La barricade rend compte de l’actualité. Le silence sur la Commune domine. Ce regard absent dénote une position tenue dans le champ artistique si l’on suit les propositions de Marie Claude Genet-Delacroix, celle de l’art pour l’art. Certes, Monet s’exile à Londres durant la guerre et la Commune en compagnie du marchand d’art aux sympathies royalistes Durand-Ruel, mais là ne réside sans doute pas l’explication principale. Genre clé du Salon et lieu de la commande publique, la peinture d’histoire s’apparente à la tradition du métier de peintre. Le paradoxe, tenté vingt ans auparavant par Courbet, ne tient plus. La position de l’art pour l’art s’entend structurellement comme une réponse à l’académisme, le choix d’une autonomie affirmée de l’artiste.

Considérer la toile de Claude Monet comme un paysage d’histoire culturelle conjugue ces regards tant tous attestent d’un déplacement corollaire d’une tradition mise à mal. Ce retournement se saisit aisément dans l’examen du contexte d’exposition de la toile. Il ouvre, au regard du marché et du public, la question de l’avant-garde artistique et de sa réception dans l’espace public.

Problématique de l’exposition.

 

Impression, soleil levant lègue, par sa postérité critique, un nom, une désignation : les impressionnistes. Ce nom existe par la réception critique d’une exposition (1874) dont il faut discerner la modernité économique tout en discutant le statut d’événement qu’elle a acquise en histoire de l’art. Il est alors possible de questionner, à propos de la réception critique de la seconde exposition impressionniste, le lien tissé entre l’artiste, l’avant-garde et le politique.

L’exposition se tient dans l’atelier du photographe Nadar du 15 avril au 15 mai 1874. Elle est organisée par la Société anonyme coopérative et à capital variable des artistes, peintres, sculpteurs, graveurs... Cette société a été fondée en 1873, l’exposition regroupe 30 artistes. L’exposition répond au Salon, dont la sévérité du jury implique en 1873 l’existence d’un nouveau Salon des refusés. Selon John Rewald, cette exposition de groupe est le fait de Monet[11], elle compte dans ses rangs Pissarro, Renoir, Sisley, Degas, Cézanne... La rupture de l’exposition avec le Salon tient au nombre d’envois de tableaux, qui n’est pas contingenté et à la forme même de son organisation témoignant de son inscription de plain-pied dans le domaine du marché de l’art.

Cette inscription a des racines ; l’idée de l’exposition remonte à 1867. Elle procède de la phase libérale de l’Empire qui voit naître les sociétés d’artistes dont elle n’est finalement qu’une variante[12]. Gérard Monnier remarque que celle-ci « a bien, dans sa définition statutaire, le sens d’une expérience plus économique qu’esthétique[13] ». Seule la critique (négative) consacre l’apparition d’un groupe. Ainsi, la problématique de l’exposition ressort de la libéralisation du marché de l’art. Elle retrouve les conclusions de Raymonde Moulin qui voit, dans l’impressionnisme le point de basculement du système des Beaux Arts dont une partie entre dans le marché[14]. L’exposition correspond d’ailleurs chronologiquement au moment où Paul Durand-Ruel devient le marchand des impressionnistes. A l’autonomie de l’art prônée par ceux qui refusent l’académisme correspond leur sujétion au marchand, intermédiaire obligé du marché.

L’exposition de 1874 jalonne donc cette progressive libéralisation du marché de l’art. Elle doit finalement sa postérité au jugement féroce du critique Louis Leroy, tenant de l’académisme, qui forge le terme d’impressionniste dans son salon du Charivari. L’exposition devient alors événement a posteriori. Aussi faut-il faire appel à un texte fameux de la critique de la seconde exposition impressionniste pour saisir les ressorts de l’identification de l’artiste par la critique au début de la IIIème République, esquisser ainsi une rhétorique de l’avant-garde qui triomphe au début du XXème siècle. Le texte d’Albert Wolff, chroniqueur au Figaro, affirme le lien entre l’artiste novateur (d’avant-garde), l’aliénation, la subversion (cf. texte joint) :

- le thème de la folie est récurrent.. L'artiste est incompréhensible, donc fou. Le trait renvoie à la naissance de l'asile. Cette dénonciation de la folie traduit le fossé entre le système des Beaux Arts, hérité de la hiérarchie des genres, et l'irruption de la modernité en peinture dont il supposé des effets (négatifs) sur le spectateur.

- le lien s’établit d’entrée entre l’Opéra incendié et l’exposition, elle aussi malheur du temps. Le traumatisme de la Commune affleure dans cette description que fonde une vision de l’artiste moderne comme facteur de désordre. Précisons que la dimension du groupe, et non plus de l’individu (lui est seulement fou) prime dans cette lecture. La critique académique est donc saturée d’histoire et de jugements sociaux[15]. Elle lie nécessairement l’artiste à la subversion : cette rhétorique ne cessera de prendre de l’ampleur sur fond d’attentats anarchistes. Retournée, elle crée les conditions de l’avant-garde.

 

Ainsi Impression soleil levant, vaut au titre de notre problématique, pour son titre même. La toile, dès lors qu’on l’envisage sous l’angle documentaire, devient un révélateur au sens photographique du terme.


 

Problématique de l’exposition.

La rue Le Peletier [autre entrée de la galerie] a du malheur. Après l'incendie de l'Opéra, voici un nou–veau désastre qui s'abat sur le quartier. On vient d'ouvrir chez Durand‑Ruel une exposition qu'on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre et à ses yeux épouvantés s'offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l'ambition s'y sont donné ren–dez-vous pour exposer leur oeuvre. Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses, moi, j'en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s'intitulent les intransigeants, les impressionnistes; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et risquent le tout. C'est ainsi qu’à La Ville-Evrard les esprits égarés ramassent les cailloux sur le chemin et se figurent qu'ils ont trouvé des diamants. Effroyable spectacle de la vanité humaine s'égarant jusqu'à la démence. Faites donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le ciel n'est pas d'un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu'il peint et qu'aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements. Autant perdre son temps à vouloir faire comprendre à un pension–naire du docteur Blanche, se croyant le pape, qu'il habite les Batignolles et non le Vatican... Et c'est un amas de choses grossières qu'on expose au public sans songer aux conséquences fatales qu'elles peuvent entraîner. Hier on a arrêté rue Le Peletier un jeune homme qui en sortait en mordant les passants. Pour parler sérieusement, il faut plaindre les égarés; la nature bienveillante avait doué quelques uns des qualités premières qui auraient pu faire des artistes. Mais dans la mutuelle admiration de le égarement commun, les membres de ce cénacle la haute médiocrité vaniteuse ont élevé la négation de tout ce qui fut l'art à la hauteur d'un principe, ont attaché un vieux pinceau à un manche à balai et s'en sont fait un drapeau... »

 

Albert Wolff. Le Figaro. 3 avril 1876.

 


 

[1] Franca Tamisera citée par Sylvie Crossman et Jean Pierre Barou, Dir. Peintres aborigènes d’Australie. Paris. Indigènes éditions. 1997.

[2] RIOUX, Jean-Pierre et SIRINELLI, Jean-François. Dir. Pour une histoire culturelle. Paris. Seuil. 1996.

[3] DAIX, Pierre. Pour une histoire culturelle de l’art moderne. Paris. Odile Jacob. 1998. Tome I. chapitre 1.

[4] GERVEREAU, Laurent. Les images qui mentent. Une histoire visuelle du XXème siècle. Paris. Seuil. 2000. p 9-27.

[5] GENET-DELACROIX, Marie Claude. « Académisme et avant-garde dans la peinture française au XIXème siècle ». In DUCLERT, Vincent, FABRE, Rémi et FRIDENSON, Patrick. Avenirs et avant-gardes en France. XIXème-XXème siècles. Hommage à Madeleine Rebérioux. Paris. La découverte. 1999. p 145-159.

[6] Pour le champ littéraire, Pierre Bourdieu en fit la démonstration (Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris. Seuil. 1992).

[7] MAYAUX, Jean-Claude. Courbet, l’Enterrement à Ornans. Un tombeau pour la République. Paris. Bibliothèque de l’Histoire éditions. 1999. p 67.

[8] Suivant les propositions pour l’art moderne de Nicolas Bourriaud. BOURRIAUD, Nicolas. Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi. Paris. Denoël. 1999.

[9] FRONTISI, Claude. Dir. Histoire visuelle de l’art. Paris. Larousse. 200. p 348.

[10] FRIZOT Michel, Dir. Nouvelle histoire de la photographie. Paris Bordas. 1994.

[11] REWALD, John. Histoire de l’impressionnisme. Paris. Albin Michel. 1986.

[12] BOUILLON, Jean-Paul. « Sociétés d’artistes et institutions officielles dans la seconde moitié du XIXème siècle ». Romantisme. n° 54. 1986 . p 89-113.

[13] MONNIER, Gérard. L’art et ses institutions en France. Paris. Gallimard. 1995. p 177.

[14] MOULIN, Raymonde. De la valeur de l'art. Paris. Flammarion. 1995. p 41-43.

[15] Sur le climat culturel parisien, cg. CHARLE, christophe. Paris, fin de siècle. Culture et politique. Paris. Seuil. 1998. Et pour ouvrir sur le XXème siècle : PROCHASSON, Christophe. « Paris 1900. Quand la culture construit l’espace. » In DUCLERT, Vincent, FABRE, Rémi et FRIDENSON, Patrick. Avenirs et avant-gardes en France. XIXème-XXème siècles. Hommage à Madeleine Rebérioux. Paris. La découverte. 1999. p 129-144.