L’ANTIFASCISME : UN QUESTIONNEMENT HISTORIOGRAPHIQUE ?

 

 

Figure récurrente des discours du siècle passé, l’antifascisme exprime par sa négativité même le poids du fascisme sur les sociétés du vingtième siècle. Dans cette relation entre le phénomène totalitaire que furent fascisme, nazisme et ses opposants se niche la difficulté d’analyse de ce qui se construisit dans le miroir de la barbarie.

Dès lors, l’antifascisme est un problème historiographique dont la solution passe par la construction d’une histoire.

Un problème historiographique

La première difficulté est de s’appesantir sur une définition :

Qu’est-ce qu’on entend par antifascisme ? un mouvement, un courant, une idéologie, une stratégie, une attitude politique et morale, une doctrine d’intégration, un instrument de manipulation ? La réponse n’est pas aisée[1]

Ce constat émane d’un spécialiste de cette histoire lequel finalement récuse toute politique dé définition pour s’appuyer sur un constat la diversité des antifascismes. De manière plus synthétique, une autre proposition est de définir l’objet antifascisme à partir de l’idéologie, des organisations, des pratiques qui s’en réclament[2] ce qui permet de saisir la diversité à l’œuvre, les réalités complexes recouvertes par le terme même d’antifascisme. Cette difficulté à définir entraîne à examiner la diversité à l’œuvre pour répondre à ce programme.

Du pluriel de ce qui est impossible à définir

Pour rendre compte de cette diversité, deux approches sont tentées. La première recense les forces luttant contre le fascisme, la seconde s’essaie à la reconstitution des périodes scandant l’histoire de l’antifascisme ;

La première histoire est adoptée par Jacques Droz dans son ouvrage intitulé Histoire de l’antifascisme[3]. Elle aboutit à cerner un antifascisme des Internationales, des socialistes, un des communistes avant d’élaborer une typologie par pays. Sa vertu est de donner à voir la pluralité des interprétations données au combat contre le fascisme, sa faiblesse réside dans le manque de cohérence qui en résulte à la lecture. La seconde manière, chronologique, présente un double rythme avant et après 1939/1945. Avant 1939, se succèdent un antifascisme d’essence révolutionnaire jusqu’en 1934 auquel succède un antifascisme démocratique à partir de 1934. Après 1945, l’antifascisme joue un rôle spécifique suivant les pays :

- instrument de légitimation du système politique démocratique issu de la Résistance, de l’unité nationale en Italie

- instrument de légitimation politique d’un nouveau pays, la RDA à partir d’un antifascisme exclusivement communiste.

Cependant, une autre vision de l’antifascisme existe centrée autour du constat de son unité.

L’unité d’un phénomène inutile à définir

Dans Le passé d’une illusion, François Furet ne voit dans l’antifascisme qu'une émotion articulée sur une négativité absolue, nouveau visage de la démocratie[4]. Répondre en ces termes postule les mobilisations ultérieures mues par le simple refus des dictatures, quand le tournant du PCF de juin 1934 fait de l'antifascisme un masque démocratique occultant le vrai visage du communisme. Marc Lazar marque la limite de cette lecture[5] :

Ainsi son analyse de l'hégémonie communiste sur l'antifascisme tend à occulter l'existence d'un antifascisme démocratique qu'il a tendance à marginaliser à l'excès : en fait, il serait peut-être plus pertinent de mieux distinguer la réalité historique de l'antifascisme, au sein duquel le communisme international a exercé un rôle déterminant, dominant et le plus souvent dominateur mais nullement exclusif et l'antifascisme comme mode principal de légitimation démocratique du communisme

Poser ainsi le problème c’est se heurter à travailler dans un sens ou dans un autre : répertorier la diversité en établissant un catalogue, établir l’unité en traquant le communisme derrière toute manifestation antifasciste.

Dès lors, questionner l’antifascisme c’est tenir l’unité et la diversité non par souci de ménager la chèvre et le chou mais par volonté de comprendre comment un singulier, l’antifasciste naît dans les années 1920, comment cet antifasciste est pluriel, communiste, socialiste, radical, franc maçon, libéral, conservateur, catholique. Tenter l’approche à partir du cas de la France, à partir des catégories historiques de l’événement, de la représentation.

Une étude historique

Passé le constat de la diversité s’impose la nécessité de tenter une histoire de l’antifascisme pour saisir la diversité sans recourir à une définition préalable dont la seule vertu fut de faire apparaître l’impossibilité de le construire à partir de pré-requis historiques. Dès lors, l’antifascisme maintient son étrangeté : le constater n’est pas faire lit de la réflexion ; au contraire, il s’agit de lui redonner la malléabilité de la pratique au feu de l’événement, des représentations.

L’événement du 12 février 1934.

Dans cette perspective, le 12 février 1934[6] s’impose comme événement / avènement. Cette  approche s’autorise du recours aux travaux de Danielle Tartakowsky, dont la typologie inscrit la place de la manifestation du 12 février dans une suite logique. Elle est manifestation-levée en masse. Quand le droit ne suffit plus, l'investissement de la rue signale l'opposition à des tentatives concurrentes, menaçantes pour l'Etat[7]. L'élaboration d'une chronologie des manifestations place la réplique au 6 février à la charnière de deux périodes : la crise politique des années 30 nationalise les manifestations, leur donne une centralité politique quand le Front Populaire inaugure un cycle de "fêtes de souverainetés" inscrite dans le passage d'une culture d'opposition à une culture de souveraineté[8]. Le 12 février signale le basculement d'un régime à un autre. A considérer les deux propositions, le caractère complexe de l'événement transparaît. Il est rendu intelligible par son insertion dans une typologie mais, point de jonction entre deux périodes, il devient unique, irréductible à une simple catégorisation. Hors de toute réduction à sa simple narration ou classification, l'événement demeure comme apparition de masse de l’antifascisme. Il affirme, légitime. N’explique rien. Aucune culture politique ne suffit à rendre compte du foisonnement des pratiques dont seule la manifestation suppose l’unicité du sens.

L’exercice de l’interprétation du 12 février 1934 repose d’abord sur l’appréhension d ‘un cadre visuel où des manifestations matérialisèrent l’unité. Au terme de la journée, le poids des organisations politiques et syndicales s’efface devant l’ampleur d’un succès inespéré, l’unité réalisée à la base malgré l’hétérogénéité des mots d’ordre. Contenue dans ce paradoxe, la réalité de l'événement se saisit d'abord dans son irréductibilité : au soir du 12 février, l'unité devient réalité. Par le regard de soi, par le regard de l'autre, le mouvement ouvrier français transforme l'événement en souvenir. Cette construction déborde les cadres traditionnels du politique. Elle est festive ; des fêtes populaires clôturèrent les manifestations provinciales ; les exemples recueillis par Antoine Prost signalent qu'en de multiples occasions, elles furent le lieu où le peuple pris conscience de son unité[9]. L’autre est miroir de cette unité. Dès le 13 février 1934, Le Temps, quotidien de droite saisit ce qui s'est joué la veille et qui peine encore à s'affirmer comme tel :

"Un front unique s'est établi hier entre les marxistes de toutes les obédiences, entre toutes les dictatures de la révolution : dictature communiste, vacances de la légalité, tyrannie syndicale des services publics (...).

Le calme relatif de ces grandes manœuvres de la révolution ne doit pas nous illusionner. Il démontre, en effet, que le désordre a une organisation, imparfaite encore peut-être, mais que l'on s'efforce de perfectionner (...)[10]."

Au terme de cette première phase du processus, l'historien mesure l'écho d'une manifestation : "le 12 février 1934, des manifestations de rue matérialisent dans la France entière le champ des forces prêtes à résister au "fascisme" et engage le processus qui mène au Front Populaire[11]."

Le propos de Danielle Tartakowsky anticipe, par la dynamique de la rue, le succès politique du Front populaire. En ce sens, il est écho au Temps pour qui le désordre (image récurrente de la gauche) s’organise. Par deux fois, un hiatus se gomme : comment rendre compte de l’organisation de cette surprise qu’est l’unité en marche commune des partis de gauche, en perspective de la construction d’un Front populaire. L’analyse rayonne de la nécessité de cette réflexion sur l’antifascisme de masse qui permit le Front populaire. Il s’agit de comprendre comment un désordre politique, l’unité réalisée dans la rue, fut organisé.

Dans l'image du désordre fusionnent une position dans l'espace politique (les forces révolutionnaires, S.F.I.O, S.F.I.C, C.G.T, C.G.T.U), une position dans l'espace social (la rue où le jeu politique n'est plus celui de la représentation parlementaire). La manifestation du 12 février 1934 matérialise l'organisation de cette nouvelle donne politique dans le cadre national[12]. Cette image d'un désordre, encore imparfaitement organisé, assoit les représentations que la gauche se fait de l'unité réalisée, qu'il lui faut réitérer. Ainsi, par ce jeu de miroir, entamé dès le lendemain du 12 février 1934, la conscience de la possibilité de l'unité des gauches dans le cadre national, prend corps dans le champ politique. L'antifascisme, métaphore de l'unité du mouvement ouvrier réalisée le 12 février 1934, peine à trouver sa représentation politique au soir de la manifestation. Comme tel, il s'apparente au concept d'énoncé collectif défini par A. Boureau : au delà de l'événement qui cristallise le sentiment de péril fasciste, en deçà des représentations politiques de l'unité (le front populaire). L'antifascisme est indéterminé, possible langage commun, il s'incarne, dans le cadre national, par un geste (le poing levé), par un espace toujours parcouru (la rue des contre-manifestations), par des comités aux marges du champ politique. L'unité se montre, se saisit dans cette dynamique de février à juin/juillet 1934 ; elle triomphe ensuite, quant le politique rejoint l'imaginaire social[13], quand peu à peu prend corps le Rassemblement, puis le Front populaire. Il s’agit alors de comprendre comment l’unité put se réitérer, comment le politique parvint à capter l’antifascisme de masse, figure de l’unité du peuple. Celle-ci se retrouve dans les comités antifascistes qui fleurissent lors de ce printemps 1934, mais également dans les nombreuses manifestations anniversaires du 12/02. En ce point se saisit le fonctionnement de l'énoncé collectif par la réitération de la métaphore dont la ritualisation induit l’appropriation par les forces politiques. Conclure sur cette note serait renoncement de la saisie des dynamiques ultérieures irréductibles à la conceptualisation de l’antifascisme comme métaphore.

Le défilé du 14 juillet 1935 clôt notre enquête. Il se présente comme un événement construit, planifié, organisé autour de l’objectif d’une mobilisation mémorielle de l’ensemble des traditions révolutionnaires. Les échelles du national et de l’international s’accolent pour donner sens à la monstration de l’unité du peuple. Celle-ci crée une représentation politique de l’antifascisme, un programme, reconnaît et légitime les organisations qui portent l’antifascisme. L’événement 14 juillet 1935 se situe à la conjonction de plusieurs séries politiques causales où se devinent la centralité de l’action des communistes qui, par delà la SFIO, s’adressent aux radicaux. Le geste, préparé par le Pacte Laval / Staline (mai 1935), poursuit la dynamique du pacte d’unité d’action SFIO/PCF (27 juillet 1934) : il donne « consistance » au Rassemblement populaire[14]. La description de l’organisation de la journée permet l’examen de cette traduction politique de l’antifascisme. Au-delà, la date rompt la chronologie des représentations de l’antifascisme. Au moment même où culmine sa fonction de métaphore de l’unité, l’énoncé collectif qu’il portait se défait. Après le 14 juillet 1935, des définitions singulières de l’antifascisme naissent, des minorités révolutionnaires s’opposent au Front populaire sur ces questions. La séquence chronologique 12 février 1934 – 14 juillet 1935 s’inscrit alors dans une histoire plus large de l’antifascisme et, dans ce moment qu’est l’énoncé collectif se signifie la réarticulation de positions parfois antagonistes que la mémoire politique ensuite fondée bannit. La journée du 14 juillet 1935 est donc simultanément affirmation de la captation de l’antifascisme, finalisation politiquement objectivée dans la rue de l’unité du 12 février 1934, et annonce d’un cycle commémoratif portant non sur le 12 février 1934, mais sur le processus d’unité politique. Le pacte d’unité d’action dans la lecture produite par le PCF et la SFIO s’avère point de basculement de la série, il autorise une représentation politique de l’antifascisme. Rétrospectivement en juillet 1935, il se lit point de départ, s’affirme indépendant de l’événement 12 février 1934. Sans nier la portée cristallisatrice du 12 février, ce relatif effacement tient sans doute au succès même du 14 juillet 1935 qui, de manifestation réplique aux Croix de feu (projet initial) devient cortège, affirmation autonome du peuple à l’égard de toute menace. Dans cette perspective, le 14 juillet 1935 se comprend miroir du peuple, auto-affirmation plus qu’appréhension au regard de l’autre qu’est le fasciste. En soi, le 14 juillet 1935 produit enfin une lecture commune de l’antifascisme, l’affirme dans les mots, entend substituer à sa puissance de négation la positivité d’un programme, une promesse d’avenir. Le 14 juillet 1935 s’entend cérémonie. Son organisation se calque sur le modèle des fêtes de la fédération. Assorti de la date même, le fait mobilise l’imaginaire national de la révolution. Celui-ci l’est à des fins légitimatrices qui en interdisent toute lecture révolutionnaire. Jacques Duclos drape Marseillaise et  Internationale dans une continuité républicaine qui exclut la mise en accusation du régime politique. Il s’agit de défendre celui-ci, de défendre la démocratie contre les ligues factieuses comme l’établit la solennité du serment. La vraie république chère à Léon Blum est l’une des figures disponibles pour donner sens à la journée, l’autre serait le rappel du peuple révolutionnaire devenue Peuple par le serment prêté. Au confluent de deux mémoires révolutionnaires, la cérémonie réconcilie dans le cadre de la démocratie les fils désunis du mouvement ouvrier, socialistes et communistes. Le tournant de 1934[15] trouve ici sa traduction la plus concrète aux yeux des manifestants. Le lieu de la prestation de serment, à la frontière de l’espace parisien et de la banlieue rouge, dans un stade où sont accueillies l’ensemble des délégations départementales constitue l’écrin de ses retrouvailles. La cérémonie inscrit l’antifascisme dans une problématique nationaliste où le fasciste est l’autre, l’étranger. Le propos scelle les retrouvailles de l’ensemble de la gauche avec le patriotisme puisqu’il acclimate l’internationalisme prolétarien aux traditions nationales dans une contextualisation de guerre civile[16]. Terme de cette logique dans l’espace politique français, le patriotisme devenu antifasciste est clin d’œil pour les radicaux dans la problématique du rassemblement populaire. Elle retentit de même sur le « plutôt Hitler que Blum » de la droite française. Par le serment la métaphore antifasciste n’est plus. Délégation, le serment mue cette dernière en représentation. En ce sens, elle est représentation au sens où l’entend Roger Chartier[17]. Celui-ci isole leurs différentes fonctions : elles sont le travail de classement configurant de manière différenciée la réalité sociale suivant les groupes, elles fondent les pratiques visant à faire connaître une identité sociale, elles exhibent les formes objectivées grâce auxquelles se marque l'existence du groupe[18].

Dès lors s’épuise ce que le stade antérieur de l’antifascisme maintenait par le flou de son acceptation. Face aux représentations du 12 février 1934, le 14 juillet 1935 ouvre la possibilité de définitions contradictoires de l’antifascisme. Le mot devient langage commun d’une mésentente politiquement assumée par la cérémonie du stade Buffalo.

Charnière par la définition adoptée de l’énoncé collectif, la cérémonie du 14 juillet 1935 annonce pour nous la labilité de l’accord donné par tous (au sens de l’ensemble des acteurs, non des organisations) à l’antifascisme. Cristallisant politiquement une métaphore alors indicible mais portée par une dynamique unitaire, la cérémonie permet, dans ses réceptions postérieures, l’énoncé de positions contradictoires. Elles annoncent pour nous les dissidences du Front populaire, non dans la critique prêtée au programme, mais dans le refus de partager l’ensemble des représentations mentales forgées au stade Buffalo. Chronologiquement, la cérémonie s’inscrit dans la postérité de l’accord donné par Staline à la question de la défense nationale (mai 1935), gage du rapprochement du mouvement communiste avec les radicaux. Dans cette configuration, la cérémonie rend visible pour la première fois les retrouvailles du PCF et de la nation. Dans une perspective révolutionnaire, ce tournant hérisse. L’extrême gauche, par la voix de la Révolution prolétarienne, lance une enquête le 15 mai 1935 contre la guerre qui vient, Pour un nouveau Zimmerwald[19]. Son action en appelle à l’unité de la classe ouvrière. Celle-ci serait donc perdue et, dans la problématique qui est notre, cette perte s’entend au regard de l’acculturation nationale. Est signifié par cette tentative qui connaît un vif succès dans la gauche révolutionnaire[20], le refus d’un strict rapport de l’antifascisme révolutionnaire au cadre national.

Le concept d’énoncé collectif est-il pertinent pour questionner la dynamique antifasciste né de l’événement 12 février 1934 ? Son application à la séquence chronologique 12 février 1934 – juin 1936 définit des périodes, des ruptures, qui, si elles accompagnent la chronologie politique de la formation du Rassemblement populaire, en mesurent dans la rue les progrès. En soi, l’usage du concept vérifie la typologie des manifestations proposées par Danielle Tartakowsky[21], propose une chronologie propre à mesurer les inflexions menant de la manifestation levée en masse à la manifestation cortège via la manifestation commémoration. Schématiquement, nous distinguerions une première phase marquée par l’effervescence de la création des comités aux lendemains du 12 février 1934. Très vite, les partis tentent de capter  cette dynamique : Juin 1934 s’impose comme butoir chronologique de cette première période. Avec le pacte d’unité d’action s’ouvre une phase commémorative où la mémoire de l’événement 12 février 1934 est constamment sollicitée pour légitimer l’unité enfin réalisée. La cérémonie du stade Buffalo consacre cette logique commémorative, parachevant l’acte symbolique de délégation de la volonté des acteurs du 12 février 1934 aux représentants des organisations du Rassemblement populaire. L’unité se scelle dans le geste du serment, dans le cortège qui de Bastille à Nation se reconnaît dans les mots d’ordre portés en tête de la manifestation. Une représentation politique se donne à voir. Dès lors, la positivité de cette affirmation clôt des possibles informulés dans les phases précédentes. La métaphore de l’antifascisme n’opère que partiellement. Les dissidences sont possibles, formulées à l’aune d’une autre représentation de ce qu’est l’antifascisme. Au meeting du stade Buffalo s’oppose le meeting de Saint Denis en août 1935 par l’extrême gauche dans l’espoir de construire une autre alternative.

L’utilisation du concept déborde ce strict repérage chronologique. A nos yeux, son mérite premier tient à l’usage qu’il fait de la notion de représentations mentales. Préalable à l’élaboration de celle-ci, l’énoncé collectif restitue à l’événement son principe d’incertitude dynamique : métaphore de l’unité retrouvée devant l’adversaire, le surgissement antifasciste du 12 février 1934 préexiste aux diverses acceptations que l’antifascisme revêt ultérieurement[22]. Dans cette préexistence se niche le postulat d’une identité collective en devenir sans quoi la métaphore n’opérerait pas. Dans cette perspective, l’antifascisme n’est pas exactement le bricolage de représentations diverses[23]selon l’expression de François Furet mais le point social d’une cristallisation unitaire avant que celle-ci ne produise sa propre historicité, élément d’une lecture de l’antifascisme sous le signe du dévoilement partagée par les contemporains. Ainsi l’usage du concept, parce qu’il implique un pas en retrait de la question des représentations politiques, restitue à la multiplicité des motivations des acteurs que scrute l’historien la possibilité de comprendre comment l’antifascisme fut, et simultanément ne fut pas, langage commun des gauches. Par le concept, le surgissement antifasciste du printemps 1934 se lit dans son immédiateté kaléidoscopique, irréductible à toute causalité unique. Il est événement dont l’historien ne peut que conter la mise en perspective, la codification sociale, politique, historiographique. Aux recherches en paternité d’un énoncé sans auteurs, comme tel socialement partageable, il suggère la pertinence d’une étude des stratégies d’appropriation de l’événement, convoque l’examen des modalités par lesquelles le singulier tient au collectif.

Thierry Hohl. Docteur. Université de Bourgogne. IHC. UMR CNRS 5605.


[1] Bruno Groppo, Antifascismes et identités politiques, Territoires contemporains.

[2] Serge Wolikow, Eléments pour une histoire de l’antifascisme. Conférence de DEA donnée à l’Université de Bourgogne le 6 décembre 1995.

[3] Jacques Droz, Histoire de l’antifascisme. 1923-1939, Paris : La découverte, 1985.

[4] François furet, Le Passé d'une illusion, Paris, Laffont, 1995. p 266. : « Par sa négativité absolue, privée de contenu, l'"antifascisme" nouveau visage de la démocratie permet d'unir démocrates et communistes. »

[5]Marc Lazar, le communisme en son siècle, Critique, Mai 1996, p.370.

[6] Cette partie est très largement démarquée de l’article co-écrit avec Vincent Chambarlhac dans l’Histoire sans qualités, revue internet en ligne sur le serveur Tristan de l’Université de Bourgogne. En ce sens, ce qui suit est langage commun.

[7]Les autres matrices de manifestation sont la manifestation-insurrection, la manifestation-pétition, la manifestation-procession. Cf. Danièle Tartakowky, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Thèse, Paris I, 1994, p.7-11.

[8]Danièle Tartakowky, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Thèse, Paris I, 1994,.1343-1349.

[9] Cf. notamment Antoine Prost. Les manifestations du 12 février 34 en province, La France en mouvement. Paris, Champ Vallon, 1986, p 25 : "Une caricature du peuple résume admirablement l'esprit des manifestants. Elle représente un bourgeois, petit, imperméable serré d'une ceinture, pantalon large, chapeau mou, canne aux bras. En face de lui, deux fois plus hauts, des ouvriers en bleu, les manches retroussées. Légende : "tu parlais du peuple, petit : le voici.". Cette prise de conscience se définit par une position dans l'espace social, la rue et son corrélat logique, social et révolutionnaire, le peuple ; le bourgeois rend possible cette affirmation.

[10] Le Temps, 13 et 14 février 1934. Cité par Antoine Prost, Les manifestations du 12 février 34 en province ,La France en mouvement, Paris, Champ Vallon, 1986, p 29.  Les caractères mis en italique le sont par nous.

[11]Danielle Tartakowski, Stratégies de la rue (1934/1936), La France en mouvement, Paris, Champ Vallon, 1986, p 31.

[12] Notons que Le Temps fustige le rôle joué par le Parti Radical : "Le parti Radical, qui paraît se féliciter de la journée d'hier porte une lourde responsabilité, puisque, en ouvrant les voies au socialisme, il précipite la République dans la révolution".Cité par Danielle Tartakowski, Stratégies de la rue (1934/1936), La France en mouvement, Paris, Champ Vallon, 1986, p 31.

[13] Nous reprenons ici les précautions oratoires, comme les affirmations de Pierre Laborie, Histoire politique et histoire des représentations mentales, Cahiers de l'IHTP,n° 18, Juillet 1991. Et notamment : "Reconnaître la part de l'imaginaire dans l'histoire n'est en rien une "déréalisation" de la réalité et ne signifie en aucun cas que le réel social n'est composé que de réalités imaginaires." p 114.

[14]Serge Wolikow,  Le Front populaire en France, Bruxelles, Complexe, 1996, p 95.

[15] Denis Peschanski, Et pourtant ils tournent. Vocabulaire et stratégie du PCF (1934-1936), Paris, CNRS-Klienksieck, 1988.

[16] Suivant ainsi, pour le mouvement communiste, la ligne défendue par Dimitrov au VIIème congrès de l’IC en 1935.

[17] Roger Chartier ,  Le monde comme représentation, Au bord de la falaise, Paris : Albin Michel, 1998. pp.67-87.

[18] Roger Chartier, Le monde comme représentation, Au bord de la falaise, Paris : Albin Michel, 1998, p.78.

[19] Adversaires de la défense nationale, quel que soit le syndicat, le parti ou le groupe auquel vous appartenez, unissez-vous par delà les tendances! Eloignez tout sectarisme, songez au grave péril qui menace la classe ouvrière. Envoyez sans attendre votre adhésion au Comité d'organisation de la Conférence des adversaires de la défense nationale, La Révolution prolétarienne. 15 mai 1935.

[20] Outre de nombreux signataires individuels, la réunion convoquée en août à Saint Denis compte les organisations suivantes : Il s'agit des organisations suivantes : Groupe de la Vérité (groupe Bolchevik Léniniste de la SFIO), Fédération communiste libertaire, Union anarchiste, Bureau fédéral unitaire de l'enseignement, Jeunesses socialistes de la Seine, de Vendée, XVIème section de la SFIO, section socialiste des Lilas, de Deuil (Seine et Oise), Ligue Internationale des Combattants de la Paix. Cf. le compte rendu donné par Maurice Chambelland dans la Révolution prolétarienne du 25 août 1935 (p 271-274).

[21] Danièle Tartakowky, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Thèse, Paris I, 1994,

[22] Alain Boureau, La métaphore comme forme de l’histoire, in Daniel Milo, Alain Boureau, Alter histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1991.

[23] L’expression est empruntée à : François Furet, Le passé d’une illusion : essai sur l’idée communiste au XXème siècle, Paris, Laffont, 1995, p 310.