L’ HISTORIOGRAPHIE COMMUNISTE EN DÉBAT : LA QUESTION DU TOTALITARISME 

 

Un contexte polémique ?

Les programmes de première (1995), de troisième (1998), impliquent l’usage du concept de totalitarisme pour questionner les régimes italien (fascisme), allemand (nazisme) et soviétique (stalinisme). Il s’agit là d’une relecture du siècle à l’aune de la démocratie libérale : l’unicité du totalitarisme ne se dessinant qu’en creux, comme antithèse du libéralisme[1]. Cet usage prescriptif du concept dans les programmes scolaires coïncide avec le débat, ouvert dans l’espace public par la polémique née de l’introduction de Stéphane Courtois au Livre noir du communisme, autour de la comparaison nazisme / stalinisme[2]. La controverse porte en grande partie sur ce qu’implique cette comparaison. En effet, son usage suppose :

  • l’extension au stalinisme de la catégorie juridique du crime contre l’humanité.

  • Celle-ci prenant comme corollaire l’éventuelle relativisation du passé nazi[3].

De facto, cet usage méconnaît en partie l’historiographie classique de cette question du totalitarisme, Hannah Arendt et Raymond Aron notamment. Ce dernier soulignait d’ailleurs (Démocratie et totalitarisme) que dans le premier cas, l’aboutissement du système totalitaire était le camp de travail, dans l’autre cas la chambre à gaz. Dans le champ historiographique du communisme, cet usage du concept dans l’horizon de la démocratie libérale, est celui de François Furet dans le Passé d’une illusion. Sa correspondance avec Ernst Nolte qui, selon lui, brisa le tabou de l’antifascisme historiographique, reconnaît au régime soviétique et aux régimes nazis et fascistes, une essence commune[4]. La césure du programme de première (Le pacte Molotov / Ribbentrop) valide cette intuition, pourtant discutée historiographiquement.  

Evoquer l’ensemble des polémiques françaises sur cette question outrepasse le cadre de cette intervention. Celle-ci se fixe un objectif plus modeste, n’envisageant le concept qu’au regard de la pratique comparative qu’elle implique dans le cadre des programmes scolaires. Prenant la question du totalitarisme comme outil, dans le contexte de bilan du XXème siècle qu’autorise la césure de 1989, il s’agira après un bref rappel des moments clés de son usage, d’en restituer l’historicité. Au titre des programmes de lycée, cette dernière éclaire deux moments : la crise des démocraties dans les années Trente, la manière dont la constitution d’un nouvel ordre (désordre ?) international relit les relations internationales depuis 1945.

Produire un sens commun du totalitarisme ?

La première guerre mondiale fournit le cadre contextuel des origines du totalitarisme. Tout du moins sur le sol européen puisque les analyses d'Hannah Arendt trouve dans l'impérialisme et le colonialisme les racines du totalitarisme. De facto, inscrire la question totalitaire dans le cadre du premier conflit mondial, c'est faire le choix du prisme européen, celui de l'inscription du phénomène totalitaire au titre de la parenthèse (face à l'histoire de la démocratie libérale) ou du trait caractéristique du court XXème siècle.

Le rappel de la genèse même du concept, comme de son itinéraire dans le siècle[5], éclaire en partie ces choix, propose différentes manières d'articuler la référence au totalitarisme dans le cadre même de sa chronologie.

L'invention d'un terme, antifascisme et totalitarisme dans l'entre-deux-guerres.

C'est dans les milieux antifascistes italiens, en 1923, qu'apparaît le terme totalitaire. Il est ensuite repris par Mussolini et Gentile pour définir l'Etat fasciste. Selon la distinction introduite par les travaux de Pierre Milza, cette reprise s'effectue dans le cadre du fascisme-régime. En Allemagne, le terme même de totalitarisme n'apparaît pas mais le milieu völkisch, par l'argument de la mobilisation totale notamment (Jünger, Schmitt), s'approche de ces problématiques.

Dans les milieux antifascistes, c'est la catastrophe allemande (1933) qui impose le terme. Paris apparaît alors un des lieux les plus actifs de cette réflexion. Celle-ci émane de milieux distincts :

            1/ Le milieu de la démocratie chrétienne (notamment Sturzo), auquel par extension on peut rattacher (avec des précautions), la mouvance polarisée par la revue Esprit qui consacre dès 1934 un numéro sur ces questions[6].

            2/ Le milieu libéral : Daniel Halévy, Ortega Y Gasset, Raymond Aron.

            3/ Les dissidences de gauche du communisme. Dans ce milieu, à la difficile lisibilité publique, se retrouvent les noms et les analyses de Boris Souvarine (La critique sociale), mais surtout de Victor Serge dont les critiques sur l'URSS sont connues par l'intermédiaire de la Révolution prolétarienne. S'ajoutent à ces premières analyses les travaux de Manès Sperber, mais aussi dans le cadre de la SFIO, de Daniel Guérin (Fascisme et grand capital).

Les analyses de Trotski, si elles participent de la critique de gauche du stalinisme, ne relèvent pas véritablement d'une réflexion sur le totalitarisme puisqu'elles placent en hors champ la comparaison induite par le concept.

Ainsi, dès les années Trente, il existe une réflexion construite par le concept de totalitarisme, dont elle reprend les principales caractéristiques (mythe du chef, terreur…) à des fins comparatives. L'usage conceptuel est ici celui de la critique. Il est l'arme qui permet d'examiner la nature de l'URSS, du régime fasciste face au régime nazi, comme il permet l'examen des tentations guettant la démocratie libérale. Néanmoins cette réflexion ne suscite pas de débats ; sans doute par le ralliement du mouvement communiste à la question de la défense de la démocratie comme par l'examen des risques de guerre face au danger hitlérien. Seul le pacte Molotov Ribbentrop actualise cette réflexion.

Articulation n° 1.

La fonction critique du concept se saisit dans une perspective antifasciste qui amène, par le biais des dissidences de gauche du communisme, l'examen du stalinisme. Cette posture mesure autant, pour ses utilisateurs, la crise de la démocratie libérale que la dynamique des régimes ; le point de convergence trouvé entre le communisme et le nazisme tient à l'exercice de la terreur et aux procès. Néanmoins, cet usage du concept répond davantage à la nécessité de comprendre pour critiquer plutôt qu'à l'instauration par le totalitarisme d'un contre-modèle de la démocratie libérale. Celle-ci est certes le lieu géographique (comme asile) pour les antifascistes (notamment italiens mais il faut englober l'ensemble des dissidences de type marxiste) d'une critique du régime totalitaire, mais pour ces penseurs, la démocratie n'est pas satisfaisante en tant que telle. Dans cette seconde acceptation, l'usage du concept souligne et le danger de certaines évolutions au sein même des partis démocratiques (ainsi de la critique portée sur les néo-socialistes par la gauche de la SFIO), et la nécessité d'une réflexion sur les changements à opérés sur le cadre démocratique.

L'usage prescriptif du concept pour cette période doit s'inspirer de ce qu'il était pour ces hommes. Un outil critique dont la valeur principale n'était pas l'invention et l'analyse d'un contre-modèle à la démocratie libérale, mais celle de la mesure des possibles et des évolutions politiques tant à l'intérieur du monde totalitaire, qui n'est jamais conçu comme unifié, qu'à l'intérieur même des démocraties. Terme logique, cet usage n'incluait aucune relativisation des régimes et des politiques.

L'oubli de cette première mémoire du concept charpente le second usage de celui-ci, un usage de guerre froide.

L’après 1945 : un concept de guerre froide mis à mal par les relations internationales.

La guerre froide se présente comme l'âge d'or de la problématique totalitaire ; la fonction première du concept devenant non plus critique mais apologétique. Enzo Traverso, pour se saisir de cette mutation, évoque un transfert culturel, de l'antifascisme à l'anticommunisme[7]. Ce transfert qui rejette toute critique sur l'évolution des démocraties libérales dans l'orbite des soutiens au régime totalitaire provoque aussi la relativisation du passé nazi. Au titre de la guerre froide, la gauche marxiste n'use plus du concept, l'abandonnant aux théoriciens libéraux (Hayek notamment) qui en usent pour instruire le procès des phénomènes révolutionnaires et placer la démocratie libérale en alternative rationnelle des régimes totalitaires.

La coexistence pacifique, les effets de la conférence de Bandoung et l'affirmation du mouvement des non-alignés, réhabilitent le concept d'impérialisme, entraînant l'éclipse de l'usage du totalitarisme. Trop clairement conçue dans la perspective d'un concept de combat, il perd toute vertu analytique. C'est d'ailleurs au titre de ce caractère militant et combatif qu'il ressuscite en France à la faveur de l'effet Soljenitsyne et de la nouvelle philosophie. Son usage essentiel est l'instruction du procès du marxisme.

Articulation n° 2.

Ce deuxième moment de l'itinéraire du concept s'inscrit dans une nouvelle lecture des relations internationales. Celle-ci fut celle de la guerre froide. Après une phase d'éclipse, elle est celle de l'après-1989, lorsqu'il s'agit d'asseoir le nouvel ordre international. A l'image, du programme de terminale (1996) en histoire, cet usage suppose l'opposition de deux modèles : la démocratie libérale, le monde totalitaire saisi dans l'acceptation du modèle soviétique.

Cette modélisation implique plusieurs remarques. Elle suppose d'une part, que la réflexion sur le concept oublie la question des origines mêmes du totalitarisme, telle qu'appréhendée par Hannah Arendt[8]. Cette modélisation évacue d'autre part toute la dimension sociale portée au questionnement sur le totalitarisme[9]. En définitive, la question du communisme telle qu'elle apparaît actuellement dans son rapport à la problématique totalitaire repose essentiellement sur deux visées. L'une, portée par la logique essentialiste d'une comparaison réduite à une approche criminogène, s'efforce d'établir la pertinence de la déclinaison génocide de race, génocide de classe. Elle est notamment mise en œuvre par Ernst Nolte[10] et Stéphane Courtois. L'autre, fondée sur l'horizon indépassable de la démocratie libérale, inscrit le monde communiste dans le registre singulier d'une illusion collective dont le caractère principal serait celui d'une parenthèse[11]. Ces deux approches sont héritières des usages de guerre froide du concept. Toutes deux, quelques soient leurs postulats idéologiques, fondent leur pertinence sur l'unicité du modèle communiste, unicité ramenée à sa seule acceptation totalitaire qui évacue toute analyse en terme d'histoire sociale, ou des variantes nationales comme des évolutions, des inflexions pourraient se dessiner.

Ainsi, l'articulation de cette seconde phase de l'histoire du concept dans la période abordée par les programmes de terminale mérite précision. L'usage du concept pour se saisir du communisme relève d'une inscription dans l'horizon de la démocratie libérale au titre d'une approche en terme de sciences politiques. Ainsi se dégagent des modèles. Une approche historique nierait la pertinence de ces modèles au titre des variantes nationales du communisme, phénomène pluriel (Cf. Le siècle des communismes et les travaux de Claudio Ingerflom notamment sur l'URSS). Derechef, l'une des qualités principales de ce second moment de l'histoire du concept est la possibilité qu'il offre d'historiser la lecture des relations internationales depuis 1945 dans les cadres complémentaires de la mondialisation et de l'antagonisme capitalisme / communisme. A cette aune, un bilan du court XXème siècle est possible, sans que ce dernier ne se solde par le refus de l'historicité de la démocratie libérale, des constructions conceptuelles qui accompagnent 1989.

Pour conclure.

Actuellement, l'usage du concept de totalitarisme pour se saisir du communisme relève davantage des effets de légitimation politique dans l'espace public que du débat historiographique. Le titre de l'ouvrage de Claude Lefort, La complication, retour sur le communisme, souligne à lui seul les impasses d'une réflexion entièrement bâtie sous l'angle du totalitarisme. Renversant la perspective, il plaide pour un usage du concept de totalitarisme comme invite à une réflexion sur la démocratie libérale, son rapport à l'Etat, sa fascination pour le modèle soviétique.

Ainsi faut-il penser l'utilisation du concept dans le cadre de courts recours comparatifs qui, s'ils soulignent des traits propres à la définition de régimes politiques spécifiques au XXème siècle, portent davantage sur les différences constitutives de ces régimes dans leurs effets et leurs visées. Au premier rang d'entre-elles, la question du génocide nazi. Cette méthodologie est celle proposée par Ian Kershaw, s'attaquant au problème de la comparaison nazisme-stalinisme en tant que spécialiste du nazisme[12]. Pour notre propos, ce travail en vue d'un usage spécifique et restreint du concept de totalitarisme importe pour deux raisons. Il caractérise d'une part un moment de la dynamique du régime soviétique où la comparaison au titre du totalitarisme est seul possible, la période stalinienne. Dans ce cadre, deux éléments de comparaison s'impose : le charisme du chef, la violence infligée par l'Etat aux sociétés dont il à la gestion. Ce premier abord comparatif se double rapidement d'une conclusion aux antipodes du représentations communes du totalitarisme : " Historiquement, le "totalitarisme" est synonyme d'effondrement de "l'Etat" et de son remplacement par un assujettissement absolu à l'arbitraire de la police, justifié par l'invocation des desseins idéologiques du chef[13]." Au delà, l'usage comparatiste n'a d'autre valeur que la mesure de la singularité du nazisme, repoussant ainsi toute relativisation du génocide.

 Vincent Chambarlhac. Docteur. Université de Bourgogne. IHC, UMR CNRS 5605.


[1] TRAVERSO, Enzo. Le Totalitarisme. Jalons pour l'histoire d'un débat. Le Totalitarisme. Le XXème siècle en débat. Paris. Point Seuil. 2001. p 13.

[2] Deux ouvrages collectifs questionnent cette comparaison : FERRO, Marc, Ed. Nazisme et communisme, deux régimes dans le siècle. Paris. Hachette (collection Pluriel). 2000. Et ROUSSO, Henry, Ed. Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées. Bruxelles. Complexe. 1999.

[3] BOURETZ, Pierre. Penser au XXème siècle : la place de l’énigme totalitaire. Esprit. n° 218. Janvier / Février 1996.

[4] FURET, François / NOLTE, Ernst. Fascisme et communisme. Paris. Plon. 1998. Furet ne partage pas l'ensemble des analyses d'Ernst Nolte, notamment celle portant sur le caractère réactif fascisme / communisme. Il préfère voir dans le fascisme et le communisme deux figures potentielles de la démocratie libérale. Notamment p 63 : le point qui lie en profondeur communisme et fascisme c'est le déficit constitutif de la démocratie moderne.

[5] L'essentiel de ce qui suit est emprunté, pour la chronologie notamment, à la longue introduction d'Enzo Traverso. Op. cit. note 1.

[6] Esprit, Janvier et Février 1934.

[7] TRAVERSO, Enzo. Antitotalitarisme et anticommunisme, la guerre froide. Op.cit. note 1.

[8] ARENDT, Hannah. Le système totalitaire. Paris. Seuil. 1972. Pour sa part, François Furet juge cette analyse des origines comme étant la partie la plus faible de l'ouvrage. Cf. la mise en perspective opérée par Pierre Bouretz, op.cit. note 5.

[9] FERRO, Marc. Nazisme et communisme : les limites d'une comparaison. In Nazisme et communisme, deux régimes dans le siècle. Paris. Hachette (collection Pluriel). 2000. p 12. Et aussi : STUDER, Brigitte. Totalitarisme et stalinisme. In Le siècle des communismes. Paris. Editions de l'Atelier. 2000. p 27-46.

[10] NOLTE, Ernst. La guerre civile européenne. 1917-1945. National-socialisme et bolchevisme. Paris. Edition de Syrtes. 2000. (Edition originale de 1987).

[11] Cf. la critique de cette approche, celle de François Furet (Le passé d'une illusion) et Martin Malia (La Tragédie soviétique), par LEFORT (Claude). La complication. Retour sur le communisme. Paris. Fayard. 1999.

[12] KERSHAW, Ian. Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme dans une perspective comparative. Esprit. Janvier / février 1996. n° 1-2. p 101-121.

[13] KERSHAW, Ian. Op. Cit. In TRAVERSO, Enzo. Le Totalitarisme. Le XXème siècle en débat. Paris. Point Seuil. 2001. p 861.