LE POINT SUR...
LA GUERRE ET L’ALGÉRIE

Stéphane GACON
(Professeur d’histoire-géographie au collège de Marsannay-la-Côte)


SOMMAIRE


EXPOSÉ

I- LE CONSTAT

Le constat est d’une certaine façon malheureusement facile à établir. Il suffit de partir d’une évocation de la violence qui a tout submergé, de la douleur humaine, celle d’une population prise en otage, sommée de choisir entre la « valise ou le cerceuil », un choix qui n’est d’ailleurs permis qu’aux plus fortunés. Parallèlement la situation politique révèle un véritable blocage. Le pouvoir se radicalise et tait largement les violences au point qu’on a l’impression d’être dans une impasse. La presse écrite, la télévision nous présentent quotidiennement les attentats et les massacres.

Il s’agit, au terme de ce constat, de poser le problème : non pas « Où va l’Algérie ? », qui n’est pas exactement une question d’ordre historique, mais « Comment l’Algérie en est-elle arrivé là ? » (titre de l’article de Gilbert Grandguillaume, professeur à l’EHESS, dans le numéro spécial d’Esprit de janvier 1995).

II- LA CHRONOLOGIE

Pour répondre à la question, il faut reprendre le fil de la chronologie : toute cette violence, quand a-t-elle commencée ? Comment les choses se sont-elles déroulées ?

Remettre les événements dans la durée,
se dégager du strict événement,
mettre un peu de clarté dans la succession des événements.

Œ Tout commence en janvier 1992 : l’événement-déclencheur de la crise est l’interruption du processus électoral, le 11 janvier 1992.

Le 11 janvier 1992, 15 jours après le premier tour des élections législatives qui ont vu la victoire du FIS, Chadli Bendjedid, président de la République depuis février 1979, donne sa démission « au nom de l’intérêt supérieur de la nation ». Il y a été fortement invité par l’armée dont il est lui-même le représentant à la tête de l’État. Le pouvoir est assumé par le Haut Conseil de Sécurité (le gouvernement + les principaux chefs militaires) qui décide le 12 de « suspendre » le processus électoral, le second tour des élections étant prévu 4 jours plus tard. Le 14, le HCS crée une direction collégiale qui prend le nom de HCE : Haut Comité d’État. Mohammed Boudiaf, membre fondateur du FLN (en 1954), est rappelé de son exil marocain (où il se trouve depuis 1964) pour diriger ce HCE. Il s’agit bel et bien d’un coup d’État militaire. Le président élu est chassé, un processus électoral légal est interrompu et un gouvernement provisoire est propulsé à la tête du pays par un comité où domine l’armée.

è Questions :
Pour comprendre cet événement-déclencheur, il faut absolument remonter un peu le fil du temps : comment en est-on arrivé à la suspension du processus électoral ? Comment en est-on arrivé à ce coup d’État ?

Æ La première grande période de l’histoire récente de l’Algérie, qui nous permette de mettre un peu d’ordre dans le désordre apparent, commence en 1988. Elle se termine avec le coup d’État en janvier 1992. Cette période est très souvent appelée le « printemps d’Alger », par analogie avec d’autres « printemps » célèbres de l’histoire contemporaine et plus particulièrement l’emblématique « printemps de Prague ». Pendant cette période, l’Algérie connaît une phase de libéralisation plus ou moins comparable à celle qu’ont pu connaître certains pays du bloc soviétique dans les années 50-60. On sait ce qu’il advint de ces printemps, de Hongrie ou de Tchécoslovaquie. D’une certaine manière, c’est également l’issue tragique de ces mouvements d’ouverture démocratique qui renforcent l’analogie avec l’Algérie de 1992.

Les mouvements d’octobre 1988 marquent une rupture décisive dans l’histoire de l’Algérie indépendante. A cette date, l’Algérie vit sous le régime du parti unique depuis 1962 [Voir chronologie]. Le FLN (Front de libération nationale), vainqueur de la guerre d’indépendance, seul représentant du nationalisme algérien après l’éviction de ses rivaux (en particulier le MNA, Mouvement national algérien de Messali Hadj), prend la tête de l’État. En réalité, dès 1965 avec le coup d’État contre Ben Bella, c’est l’armée qui détient le pouvoir et qui contrôle l’État. Le FLN ne joue qu’un rôle secondaire d’administration parallèle. Aucun congrès du parti n’est réuni avant 1976. Les militaires placent à la tête de l’État un comité révolutionnaire dont l’homme fort est Houari Boumediene, principal artisan du coup d’État de 1965. A la mort de Boumediene, c’est le colonel Chadli Bendjédid qui lui succède. Celui-ci, désigné candidat unique du FLN, est élu président de la République le 7 février 1979.

A l’époque de Chadli, le pouvoir des militaires connaît un premier épuisement. Leur autorité sur le pays est contestée. Des signes de craquement sont par exemple repérables dans ce qu’on a appelé le « printemps berbère » ou dans les événements de Constantine. En mars-avril 1980, à l’université de Tizi-Ouzou en Kabylie, à la suite de l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri, un mouvement de protestation grandit qui réclame la reconnaissance de la langue berbère, brimée par l’État. Le mouvement gagne les universités d’Alger avant d’être réprimé. Du 8 au 12 novembre 1986, c’est à Constantine puis à Sétif que les étudiants et les lycéens sont dans la rue. A l’origine de leur protestation, l’introduction dans les programmes du secondaire de l’éducation religieuse et politique. Derrière ces revendications se lisent les mauvaises conditions de vie des étudiants. Les accrochages avec la police sont très violents (il y a plusieurs morts), les arrestations sont nombreuses et les condamnations lourdes (de 2 à 8 ans de prison ferme).

Les craquements se transforment en fissures larges et inquiétantes en octobre 1988. Du 5 au 12 octobre, à Alger et dans les grandes villes du pays, un mouvement spontané conduit la population, et en particulier les jeunes, dans la rue. C’est essentiellement une protestation contre la vie chère. On a parlé d’« émeutes de la semoule » mais, derrière la question alimentaire, se cache une revendication politique, une aspiration à plus de démocratie et de justice et une protestation contre la corruption du pouvoir. Ces émeutes sont réprimées de façon sanglante mais le pouvoir entend la leçon. Chadli promet la libéralisation du régime, organise des élections présidentielles et prépare une nouvelle constitution. Le 22 décembre, il est réélu avec 81% des suffrages exprimés (mais il était le seul candidat). La nouvelle constitution est adoptée par un référendum le 23 février. Les références au socialisme et au FLN disparaissent, la séparation des pouvoirs est affirmée ainsi que la garantie des libertés, alors que le multipartisme est rendu possible.

n Cette réforme permet effectivement l’apparition d’une véritable vie démocratique. On peut même parler de foisonnement de l’activité politique avec l’apparition rapide d’un grand nombre d’organisations politiques (plus d’une quarantaine). Elles sont très peu nombreuses à posséder une assise nationale, les seules en disposant rééllement étant le FFS (Front des forces socialistes) de Hocine Aït Ahmed [un parti socialiste-réformateur, démocratique à l’occidentale pour schématiser] et le FIS (Front islamique du salut) d’Abassi Madani, créé en mars 1989 et officiellement reconnu en septembre [un parti national-islamiste]. L’activité politique se concentre alors sur la préparation des élections locales (municipales et départementales), prévues pour le printemps 1990. Ces élections, bien que le pouvoir ait cru par ses réformes libérales avoir jugulé la crise, sont une victoire incontestable pour les islamistes qui l’emportent avec 55% (54,25) des inscrits aux élections municipales et dans 45 wilayas sur 48 (il y a eu cependant 40,24% d’abstentions, le FFS ayant appelé à s’abstenir).

n Cette victoire électorale ouvre une phase d’agitation. La vie politique est dominé par le FIS qui est de plus en plus revendicatif, en particulier autour d’Ali Benhadj, deuxième personnage du Front, qui organise des manifestations spectaculaires contre le ministère de la Défense en janvier 1991, au moment de la guerre du Golfe, ou lance des appels à la grève générale comme en mai 1991, pour protester contre le nouveau découpage électoral. Cette grève, à la manière de celles du FLN pendant la guerre d’indépendance, n’obtient pas le résultat escompté mais elle donne lieu à des affrontements violents (au moins 17 morts). Le couvre-feu est imposé et une vague d’arrestations touche le FIS (dans laquelle on trouve Madani et Benhadj). La préparation des élections législatives de décembre se fait dans un climat tendu. Le 28 novembre, un commando islamiste fait sauter le poste militaire de Guemmar (dans l’est, à proximité de la frontière tunisienne). Les appels à la violence et à l’action directe lancés par certains leaders islamistes sont entendus mais cette apparition de la violence terroriste dans le paysage politique divise le mouvement islamiste dont la majorité des chefs souhaitent jouer sereinement le jeu électoral.
Le premier tour des élections législatives donne au FIS une deuxième victoire électorale : avec 47,27% des
suffrages exprimés, il obtient déjà 188 sièges des 232 pourvus au premier tour sur les 430 à pourvoir. Il devance largement le FFS et le FLN (dans cet ordre : 25 et 16 sièges).

è Ce récit suscite un certain nombre de questions :
1) Comment le régime algérien, régime de parti unique, en réalité contrôlé plus étroitement par l’armée que par le parti, régime totalitaire en place depuis 25 ans, en est-il venu à faire des concessions à la démocratie ?
[Quelles sont les causes de la libéralisation ?]
2) Pourquoi l’armée a-t-elle décidé d’interrompre brutalement le processus de libéralisation et de démocratisation ? Quelles en sont les raisons profondes au-delà du motif invoqué  (le processus électoral a été interrompu parce que le FIS victorieux constituait une menace pour la démocratie) ? Qu’en était-il de cette menace ? Que peut-on penser de cet argument dans la bouche des hommes au pouvoir ? Quel a été le point de vue des partis du pôle démocratique battus aux élections ? [Quelles sont les causes du coup d’État ?]
3) Et bien sûr, pour l’immédiat, quelles ont été les conséquences de cette décision pour la suite des événements ?

Æ Il est possible, pour aller plus vite dans l’examen de la période de troubles qui s’étend de la suspension du processus électoral à nos jours, de distinguer plusieurs phases et de faire ressortir les principales caractéristiques de la crise, des « événements », pour utiliser l’euphémisme qui comme chacun le sait depuis les « événements d’Algérie » (1954-1962) signifie la guerre. Il est possible de distinguer deux principales phases dans les événements depuis janvier 1992 :
1) 
La première, de l’interruption du processus électoral au rejet par le gouvernement algérien des propositions de négociation de l’opposition politique (la plate-forme de Rome) à la fin 1994 et au début 1995.
2) 
La seconde, du début de l’année 1995 à nos jours, les élections de juin 1997 ne constituant pas une véritable rupture.
A chaque fois, il est prudent d’analyser l’évolution
en se situant du point de vue du gouvernement, du point de vue des islamistes et du point de vue de l’opposition « démocratique » (à défaut d’autre terme), c’est-à-dire des trois sommets du triangle politique algérien.

n Dans la première phase, que l’on pourrait intituler « entre répression et négociation, l’échec des négociations », le HCE dissout le FIS, juge ses principaux dirigeants et entame une phase de répression : arrestations et jugements, internement des islamistes dans des camps sahariens (Reggane). La réplique islamiste à l’interruption du processus électoral, à l’interdiction du FIS et à l’arrestation des militants est la multiplication des actes terroristes, d’abord ciblés (l’armée, les institutions d’État, les intellectuels) puis plus largement aveugles (les voitures piégées), visant en particulier les étrangers et les intérêts étrangers en Algérie (français comme en particulier lors du détournement de l’airbus d’Air France en décembre 1994). Cette violence terroriste est systématisée par les GIA (Groupes islamistes armés) alors que l’AIS (Armée islamique du salut) qui dépend directement du FIS, est plus réticence à son extension.

A la violence terroriste des islamistes répond une violence d’État avec la mise en place d’unités spéciales de l’armée et de la police puis d’une milice antiterroriste qui multiplie les actions militaires contre les maquis, « ratissant » large et pratiquant la « torture » sans hésitation (réminiscences de la guerre d’indépendance…). Dans cette phase, l’opinion est un enjeu important, les islamistes cherchant à faire pression sur elle par un encadrement idéologique rigoureux, le gouvernement cherchant à la détacher d’un terrorisme sanguinaire, la sécurité militaire allant même très certainement jusqu’à organiser des attentats pour noircir le climat (elle serait à l’origine de l’attentat de l’aéroport d’Alger le 26 août 1992).

Politiquement, l’armée met rapidement un terme à l’expérience de démocratisation (relative) de Mohammed Boudiaf, qui est assassiné le 29 juin 1992, et reprend le contrôle de la situation en imposant le général Zeroual qui devient président de la République le 31 janvier 1994. L’essentiel du débat oppose « éradicateurs » et « réconciliateurs », c’est-à-dire partisans de l’élimination militaire du terrorisme et partisans d’une solution politique négociée. Ce débat existe au sein même de l’armée et, dans un premier temps, tout en maintenant les actions de répression, le général Zeroual ouvre des discussions avec les dirigeants du FIS, en particulier avec Abassi Madani et Ali Benhadj qui sont emprisonnés. Leur appel au calme leur vaut un aménagement de leur situation personnelle et un placement en résidence surveillée le 13 septembre 1994. Ce débat oppose les partis du pôle démocratique : le RCD (rassemblement pour la culture et la démocratie) [parti laïque berbère] de Saïd Sadi, les communistes d’Ettahadi, l’UGTA (le syndicat) sont « éradicateurs » alors que le FLN, le FFS, le MDA (mouvement des démocrates algériens) d’Ahmed Ben Bella sont « négociateurs ».

Alors que la négociation entre le gouvernement et le FIS n’aboutit pas [le terrorisme ne diminue pas malgré les appels de Madani et de Benhadj et on peut se demander dans quelle mesure cela n’arrangerait pas le gouvernement qui pourrait ainsi démontrer qu’on ne négocie pas avec les islamistes, que seule « l’éradication » est possible], les partis « négociateurs » se rencontrent en Italie, à Rome, dans la communauté religieuse de Sant’Egidio. Après deux mois de discussions auxquelles participent des représentants du FIS, ils mettent au point une plate-forme d’alternative politique et lancent un appel à la paix. Le gouvernement rejette cet appel et condamne la plate-forme : il se dit prêt à négocier, indiquant qu’il aurait fait des propositions comparables dès l’été 1994, mais il souligne que le mouvement de Sant’Egidio pose des préalables à la négociation qui sont inacceptables (la relégalisation du FIS et la libération des islamistes emprisonnés).

n Dans la deuxième phase, que l’on pourrait intituler « l’impasse de la répression et la montée de la dictature », c’est «l’éradication » qui triomphe. Le président Zeroual épouse les options des factions les plus dures de l’armée qui font de l’élimination du terrorisme islamique le préalable à toute autre action. Tout en tenant un discours officiel optimiste (« on contrôle la situation »), tout en maintenant la population et l’opinion internationale dans la désinformation la plus complète sur l’état de guerre civile (on estime à 300 le nombre hebdomadaire de victimes de la guerre), le gouvernement mise sur le pourrissement de la situation, distribuant des armes et cherchant à repousser au maximum le temps du verdict. La violence atteint en réalité actuellement un sommet, comme en témoigne le dernier ramadan, la période de campagne électorale et les massacres de l’été. Les élections présidentielles du 16 novembre 1995, qui ont permis la réélection de Zeroual et surtout le référendum du 28 novembre 1996 qui lui accorde les pleins pouvoirs font penser à l’installation d’un processus dictatorial que la victoire des partis proches du gouvernement aux élections législatives de juin n’a pas mise en cause.

Cette période est celle de la « dérive de la violence ». Le mouvement islamiste est divisé entre partisans de longue date d’une collaboration démocratique comme le Hamas [parti islamiste modéré], l’appareil politique du FIS convaincu de l’impasse terroriste, l’AIS qui a tendance à faire de la surenchère terroriste mais reste globalement attaché à la relégalisation du FIS (« un djihad militairement correct » selon Olivier Mongin ) et les GIA qui se sont engagés dans une guerre totale : le terrorisme est devenu une fin en soi. Il s’agit de détruire irrémédiablement le régime et il n’est plus envisageable de négocier avec lui (mener « une guérilla révolutionnaire »). A la violence des islamistes et à la violence d’État s’ajoute celle des mafias et « une guérilla à caractère social » menée par des bandes de jeunes désœuvrés (on parle du « hittisme » des « jeunes qui tiennent les murs ») qui ne se préoccupent ni d’instaurer un État islamique, ni de faire évoluer le régime mais qui profitent du climat général pour exprimer leur malaise ou qui réagissent contre les agressions continuelles de la police. Pendant cette phase, le terrorisme algérien s’est périodiquement exporté, principalement en Europe et en France qui a été la cible d’au moins deux attentats revendiqués et très ciblés ( ceux du 15 juillet 1995 et du 3 décembre 1996). Il s’agit d’atteindre le pouvoir algérien dans ses soutiens extérieurs et les attentats en France participent d’une revanche sur le colonisateur infidèle (au sens religieux du terme).

è Au terme de ce développement plusieurs questions se posent à nouveau :
1) Pourquoi tant de haine ? Pourquoi tant de violence ?
[La question de la violence]
2) Comment s’explique l’engrenage de la violence puisque la guerre a cru en intensité et parallèlement, comment s’explique l’échec de la négociation ? Dans le même ordre d’idées, comment s’explique l’impossibilité du pôle démocratique, malgré les rencontres, les plate-formes et les appels à la paix, à se constituer en alternative politique crédible ? [La question de la solution politique ou de la solution militaire = le débat entre « éradicateurs » et « négociateurs »]

III- LES EXPLICATIONS

A l’issue de cette chronique, de ce récit des événements, il faut répondre aux questions qu’elle a suscitées. En fait, il s’agit, maintenant que l’on a répondu à la question « quoi ? » de se poser les questions classiques de l’historien : « qui ? », « comment ? », « pourquoi ? ».

Chercher les causes plus ou moins profondes de tout cela, ce qui va conduire sans doute à nouveau à interroger l’histoire, mais peut-être davantage dans la longue durée, et faire appel aux enseignements des autres sciences sociales : géographie, économie, sociologie, ethnographie, etc.

1- L’explication historique : la violence inévitable

En quoi l’histoire de l’Algérie et en particulier son histoire récente, de la colonisation à la période de l’indépendance, permet-elle d’expliquer le déferlement actuel de violence ?

Il s’agit de reprendre ici les explications de Benjamin Stora [Voir bibliographie] : la violence actuelle est en fait le résultat nécessaire d’une culture historique longuement entretenue et d’une histoire tout court. L’histoire des Algériens, comme celle de nombreux peuples, est faite de violences. Violences récurrentes. Mais le fait que le FLN et le pouvoir militaire aient appuyé depuis 1954-1962 leur légitimité sur la lutte de libération nationale induit plus généralement une légitimité de la violence. Pour être clair, puisque le FLN et l’armée qui en est issue et le domine détiennent constamment leur légitimité entre 1962 et 1991 non des élections mais de leur victoire sur le colonisateur, puisque la révolte armée est posée comme l’action supérieure par excellence, il n’est pas incompréhensible que face à un pouvoir détesté, parce que jugé corrompu et incapable de faire face aux besoins du peuple, un nombre de plus en plus important d’Algériens ait jugé légitime de s’insurger, les armes à la main.

è Questions :
1) Comment s’est construite et développée cette culture de la violence légitime et nécessaire ?
2) Pourquoi et comment l’armée a progressivement perdu sa légitimité ?

La succession des invasions depuis l’origine de l’histoire algérienne pourrait à dessein expliquer la culture de guerre qui existe dans ce pays [Voir chronologie]. Mais il est possible de s’en tenir aux violences de la période contemporaine, celles de la conquête, de la colonisation et de la guerre d’indépendance qui imprègnent la conscience algérienne. Les violences de la conquête : une conquête qui dure 30 ans et qui est pour le moins difficile avec des épisodes brutaux comme le sac d’Alger après la prise de la ville en juillet 1830, diverses révoltes comme celle de 1871 (la révolte de Moqrani). Les violences de la colonisation avec les confiscations de terre, les déplacements de villages. Mais surtout, pour celle qui légitime la violence actuelle, les violences de la guerre d’indépendance : violences du colonisateur, violences contre le colonisateur, violences entre nationalistes pour l’hégémonie et la prise de contrôle du futur État (la lutte sanglante entre le FLN et le MNA), violences civiles encore, au moment du départ de l’armée française, contre les harkis (70 000 morts entre 1962 et 1963). Le FLN se présente en 1962 comme la seule force capable d’incarner la légitimité nationale : cela ne se partage pas. L’éradication est inscrite dès ce moment dans la culture politique de l’Algérie contemporaine.

l A l’époque de Boumediene se construit un récit mémorial mythique : celui de la victoire par les armes du peuple unamime. Passent à la trappe les fondateurs du FLN, les rivalités entre les nationalismes, les conflits entre l’armée de l’extérieur et les maquis, les combats entre militaires et politiques au début de la période d’indépendance. L’idée que la victoire a été acquise par les armes est imposée, ce qui est globalement faux, puisque, l’armée française ayant vaincu sur le terrain, c’est la diplomatie qui a fait l’indépendance algérienne. Mensonges et omissions créent une légende, celle de l’unité incarnée par le FLN, seul parti nationaliste, et celle de la violence légitime pour se libérer : l’une des fêtes commémoratives essentielle de la République algérienne est le 1er novembre, date des premiers attentats en 1954. Mais cette légende est tellement loin de la réalité historique que les doutes s’insinuent avec la montée des difficultés économiques et l’éloignement de la période de la guerre : aujourd’hui plus de 2 Algériens sur 3 sont nés après la guerre. La vision proposée par l’histoire officielle a tendance à voler en éclat mais rien n’est en mesure de la remplacer : le passé a tellement été occulté qu’il ne revient que très partiellement et lacunairement à la surface. La seule constante de l’histoire algérienne qui surnage dans ce naufrage de la mémoire, c’est finalement l’islam qui a été associé à la révolution et aux dernières étapes de la vie du pays. Alors que la société commence à douter, comme c’est toujours le cas en période de crise, l’islam évoqué comme l’élément stable et durable de l’histoire algérienne, élément traditionnel et rassurant dans un monde instable, élément protecteur face à une modernité agressive et inquiétante, attire à lui de plus en plus de gens.

2- L’explication économique : l’échec du modèle algérien de développement

En quoi peut-on parler d’échec du modèle algérien de développement ?

L’explication est classique. Elle est absolument incontournable pour comprendre l’effondrement du système. Ni l’explication politique (la population lassée du régime, la distance par rapport à la guerre d’indépendance source de légitimité du FLN et de l’armée et la montée de l’islamisme dans le monde musulman), ni l’explication géopolitique (la disparition du communisme avec lequel le régime avait partie liée) ne suffisent à fournir des explications aussi satisfaisantes que celles que fournit l’économie et la façon dont elle a été gérée par l’État. Ici, on peut suivre l’explication de Lucile Provost [Voir bibliographie] : l’économie algérienne, malgré les apparences, n’est pas simplement une imitation du modèle soviétique. Économie de rente qui a pendant longtemps essentiellement reposé sur les ventes d’hydrocarbures, le choix a été fait d’un développement des industries industrialisantes au détriment de l’agriculture. Schéma bien connu qui débouche sur une contradiction majeure entre le discours autarcique et la réalité d’une dépendance sans cesse plus grande d’autant que deux facteurs interviennent pour l’accroître : une augmentation très rapide de la population et l’absence de maîtrise du cours des hydrocarbures (le cours a globalement baissé depuis les années 70). Système dangereux qui a pourtant longtemps perduré parce que la nomenklatura au pouvoir y avait avantage : elle en vivait. Les tentatives de réforme du début de l’ère Chadli ont très vite avorté ou échoué, à un moment capital où les revenus du pétrole et du gaz ont baissé, ce qui a entraîné le pays dans la crise économique et sociale, favorisant l’emprise de l’islamisme sur une population jeune et désabusée.

è Questions :
1) Pourquoi le séduisant modèle de développement économique de l’Algérie a-t-il si lamentablement échoué à faire de l’Algérie autre chose qu’un pays en voie de développement ?
2) En quoi consistaient exactement les tentatives de réforme du début de l’ère Chadli ? Pourquoi ont-elles échoué ?

l L’économie algérienne de l’époque de Ben Bella, et surtout de Boumediene, a été construite comme celle d’une « République démocratique et populaire » mais les références ne sont pas Marx et l’URSS mais l’Égypte et Nasser. L’orientation initiale est celle d’une révolution paysanne. Mais en réalité, après une phase où l’accent a été mis sur la nationalisation des grands domaines et l’encadrement étatique de l’agriculture, l’époque des grands plans quadriennaux sous Boumédienne (1970-1973, 1974-1977) est celle de l’industrialisation. Un double objectif est assigné au pays : la mise en place d’une industrie lourde industrialisante structurant l’espace (moteur de l’économie et élément d’aménagement du territoire) et la recherche de l’autarcie (dans le domaine industriel et dans le domaine agricole). On sait que ces choix économiques amènent à négliger l’agriculture et que l’autarcie est impossible de ce fait même : l’évolution de la production agricole ne permet pas de subvenir aux besoins alimentaires d’une population qui augmente de plus en plus rapidement, et la mise en place d’industries lourdes très typées (sidérurgie, pétrochimie) oblige le pays à importer l’essentiel de ses biens de consommation. Les importations et l’équipement industriel du pays sont financés par la manne pétrolière et gazière. La période d’industrialisation coïncide avec le boom pétrolier et le pays a pu se doter d’un équipement industriel ultra-moderne (achat des technologies de pointe, d’usines clés en mains au Japon, aux États-Unis et en France et non en URSS) et former les techniciens et les ingénieurs correspondants.

l Mais la fragilité de cette stratégie économique s’est assez vité révélée :
1) Les industries industrialisantes ne provoquaient que très faiblement en aval le développement d’un secteur d’industries de transformation et les retards s’accumulaient dans le domaine agricole alors que la population augmentait et ses besoins se diversifiaient.
2)
 L’essor économique ne reposait que sur la mono-exportation des hydrocarbures (97% des exportations) dont l’Algérie ne contrôlait pas réellement le cours, malgré sa place dominante au sein de l’OPEP, au moins au début.

L’économie s’est assez vité avérée incapable de fournir les biens, les logements, les services et les emplois nécessaires à la population, un double phénomène se combinant pour rendre le modèle de développement inefficace : la poussée démographique (croissance de 2,7% par an avec un taux de natalité de l’orde de 34Æ, la population a doublé en 25 ans : elle est passée de 11 millions en 1962 à 29 millions d’habitants en 1994. La moitié de la population a moins de 17 ans) et la baisse du prix du pétrole et du gaz (pour le pétrole : de 37 $ le baril en 1980 à 13 $ en 1988. Le prix grimpe à nouveau brièvement autour de 42 $ au moment de la guerre du Golfe). Pour satisfaire les besoins croissants de la population et compenser l’appauvrissement, le choix a été fait de recourir à l’emprunt et l’Algérie est entrée dans le cercle vicieux de l’endettement : en 1993, le service de la dette représente 80% des ressources du pays et celle-ci ne fait qu’augmenter. Les importations se limitent au minimum vital (la nourriture, les médicaments), ce qui nuit à l’entretien et au développement de l’appareil industriel qui de moderne devient obsolète, ce qui amène à réduire les importations de matières premières, donc à contracter l’emploi (chômage), l’impossibilité de fournir des biens alimentaires et de consommation en quantité suffisante provoquant non seulement une paupérisation de la population mais le développement d’une économie souterraine à base de trabendo et de marché noir.

Dans ces conditions, comment expliquer l’entêtement du pouvoir à mener une telle politique de dépendance économique ? C’est que les élites dirigeantes, la nomenklatura qui contrôle le pouvoir politique et économique a construit sa richesse sur ce système, profitant de la rente pétrolière et du système d’importations (prélèvement de primes sur les contrats d’exportation et d’importation).

Avec l’arrivée de Chadli au pouvoir, l’analyse du blocage de la situation amène le gouvernement à mettre en route un certain nombre de réformes. L’essentiel a consisté à détruire les grandes sociétés nationales, à les morceler et à rendre un peu plus d’initiative individuelle aux acteurs du système. Mais cette stratégie a débouché sur un échec, les nouveaux dirigeants des entreprises se coulant dans le moule précédent et ayant compris l’intérêt de l’économie de rente : on note simplement une « diffusion de la rente ». Il existe donc un décalage croissant entre ceux qui profitent du système en ponctionnant ses richesses, qui diminuent peu à peu, et les victimes du système. Dans ces conditions, pour durer, le pouvoir algérien s’est efforcé de désamorcer la bombe en négociant successivement une aide extérieure : négociation de la dette et des emprunts avec les partenaires extérieurs, en particulier avec la France (dette de 28 milliards de francs en 1992), l’Union européenne et même le FMI.

3- L’explication politique : la difficile sortie du système totalitaire

En quoi le régime politique né de la guerre d’indépendance et la toute puissance de l’armée sont-ils responsables de la situation présente ?

L’armée a contrôlé le pouvoir depuis 1965 et a maintenu le couvercle d’un système totalitaire jusqu’aux libéralisations de la fin des années 80. Pendant toute cette période, c’est le militaire qui a prévalu sur le politique, pour reprendre l’analyse de Mireille Duteil [Voir bibliographie]. Le FLN, devenu un parti d’État, n’a pas pu être un lieu de formation de dirigeants politiques. L’opposition est extrêmement limitée, exilée ou clandestine, et se recrute essentiellement dans les générations de la guerre d’indépendance. L’absence de vie politique n’a pas suscité de relève générationnelle. En fait, en permettant le multipartisme en 1989, l’armée visait sans doute plus à « diviser pour règner » qu’à introduire les véritables règles d’un fonctionnement démocratique. La myriade de partis qui apparaissent alors ne sont bien souvent que des groupes constitués derrière un leader ou un chef charismatique. L’Algérie ne dispose pas d’une culture des partis politiques. Tout reste à construire dans ce domaine. La situation politique est rendue d’autant plus complexe que le pouvoir a sans cesse joué, quasiment depuis la période de la guerre d’indépendance, avec l’islam et les islamistes. Il porte grandement la responsabilité de leur puissance actuelle.

n Il y a un mythe qui traîne dans les esprits, c’est que le seul parti nationaliste de l’histoire algérienne est le FLN. Parmi toutes les occultations imposées par la mémoire officielle et l’histoire enseignée, il y a cette idée fausse. Or, en réalité, le nationalisme algérien, né entre les deux guerres mondiales et grandi au lendemain de la Seconde sous le poids du colonialisme, était éminemment polymorphe. Dans les années 30, le nationalisme algérien présente une triple aspect :
– le nationalisme des Oulémas (Ben Badis), refusant toute assimilation. Ils affirment leur hostilité culturelle au colonisateur et s’appuient sur les valeurs de l’islam et la tradition de la culture algérienne. Ils mettent en avant le religieux. C’est sans doute le mouvement nationaliste qui a la plus grande influence dans la population par son réseau d’associations et d’écoles coraniques.
– le nationalisme du manifeste pour le peuple algérien (MPPA) de Ferhat Abbas qui accepte la présence française mais réclame un élargissement des droits des musulmans.
– 
le nationalisme de l’Étoile nord africaine de Messali Hadj, à l’origine proche des communistes mais qui s’en détache par nationalisme absolu (refus d’une quelconque tutelle étrangère, y compris celle de l’Internationale communiste), qui se définit comme « islamo-nationaliste » dans un mariage complexe entre l’islam et les théories socialistes. Parti souvent interdit, il est refondé en 1937 sous le nom de PPA (Parti du peuple algérien) et en 1946 sous le nom de MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques).

Le FLN n’est en réalité qu’une émanation tardive des tendances activistes du nationalisme algérien. En 1954-1955, une partie du MTLD refuse de rejoindre le FLN et fonde autour de Messali Hadj le MNA (Mouvement national algérien). La réalité historique est donc bien celle d’une lamination des différents courants nationalistes par le FLN pendant la guerre d’indépendance, soit par la violence et l’élimination (MNA), soit par la pression qui aboutit à l’intégration (Oulemas et MPPA). Cette perte de mémoire est particulièrement nuisible à la genèse d’une vie démocratique et génère des comportements exclusifs. Il y a une tradition historique qui veut qu’un seul parti puisse incarner la nation. Tradition du parti unique, héritée de la guerre d’indépendance et qui se retrouve aujourd’hui. D’où l’impossibilité d’entente entre les héritiers du FLN et du nationalisme de la guerre d’indépendance et les islamistes radicaux : pas de quartier.

n Au lendemain de la constitution de 1989 qui permettait de constituer des associations et groupements politiques, il y a une éclosion de partis politiques : du RCD laïque (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de Saïd Sadi au FIS religieux (Front islamique du salut) dirigé par Abassi Madani et Ali Benhadj. Entre ces deux pôles, une quarantaine de formations se disent démocratiques, la plupart dirigées par d’anciens membres du FLN, ce qui témoigne en partie des dissenssions existant au sein du FLN : Kasdi Merbah, ancien premier ministre, fonde le MAJD (mouvement algérien pour la justice et le développement), Ahmed Ben Bella le MDA (Mouvement des démocrates algériens), Mahfoud Nahnah dirige le Hamas, parti islamiste modéré. Le seul parti un peu important et d’envergure nationale, bien qu’il soit originellement centré sur la Kabylie, est le FFS (Front des forces socialistes) de Hocine Aït Ahmed. D’autres partis apparaissent à la veille des élections législatives de juin 1997 : Zeroual fonde le RND (Rassemblement national démocratique) et le Hamas se transforme en MSP (Mouvement de la société pour la paix).

Au total, il semble bien que l’un des objectifs essentiels du pouvoir, en particulier en ne fixant aucune limite constitutionnelle à la représentation des partis politiques, soit d’encourager leur floraison : pour créer un parti et pour que l'État offre une dot de 2 milliards, il suffit de 15 noms.

S’ajoute à cela, pour corrompre le processus de démocratisation, le jeu ambigü qu’entretient l’armée avec les islamistes. Ce fait n’est pas récent. Dans ce pays qui a été totalement déstructuré par la colonisation, le seul élément qui ait échappé à une destruction importante est la religion musulmane. Pour la majorité de la population qui n’avait pas eu accès à la modernité apportée par le colonisateur, l’islam était le refuge, le point de repère et aussi l’élément protecteur contre le colonisateur, le lieu de résistance : un élément identificateur. C’est pourquoi, pour conquérir les masses algériennes, le message nationaliste, y compris celui du FLN, a été profondément teinté d’islam : la guerre de libération était présentée comme un djihâd, une guerre sainte. Après la guerre, au moment où le pouvoir a senti s’effriter sa légitimité assise sur la la guerre de libération, il a tout naturellement cherché dans l’islam le principe de substitution. C’est alors qu’ont commencé les politiques d’arabisation dont les principales cibles ont été le français mais aussi les autres langues de l’Algérie, comme le berbère. On a laissé se développer avec tolérance les associations de « frères musulmans » qui pourtant ont assez vite développé un message critique, attirant l’attention des populations lassées par les hommes en place. Cette complaisance dangereuse du pouvoir vis-à-vis de l’islam traditionnel est tout à fait sensible jusque dans des périodes très proches. Le code de la famille de 1984 en témoigne à souhait (plaçant la femme sous tutelle de son mari), tout comme la campagne d’arabisation à outrance lancée en 1991. Avant d’être structurés dans le FIS en 1989, les mouvements islamistes ont largement eu le temps de se développer et ils sont en position de soutenir et d’encourager le mouvement populaire de 1988.

4- L’explication culturelle : un pays en quête d’identité

En quoi peut-on dire que l’Algérie est largement absente à elle-même et que cette absence est la cause de ses maux ? L’Algérie est sans identité ou en quête d’identité. Qu’est-ce alors que l’identité algérienne ?

C’est ici l’analyse de Gilbert Grandguillaume [Voir bibliographie] qu’il faut suivre. Il analyse la crise comme une crise de sortie de système de parti unique. L’évolution économique, sociale et démographique fait imploser le système du parti unique. Le couvercle qui tenait l’ensemble saute et les évolutions latentes se révèlent au plein jour et s’accélèrent. La dureté de la crise s’explique en grande partie parce que l’Algérie n’a pas pris possession d’elle-même : à la fois la période de la colonisation et la période du gouvernement militaire l’ont empêchée de réaliser cette prise de possession. Que ce soit dans le domaine législatif, dans le domaine de l’enseignement de l’histoire, dans celui de la langue, de l’économie, etc., l’Algérie n’assume pas son héritage (ou plutôt a été privée de son héritage). Cet héritage a tendance à resurgir de façon réductrice sous la forme de poussées islamistes. Des schémas extérieurs ont été imposés au pays qui, dans ses profondeurs, fonctionne selon des codes antagonistes à ceux qui lui sont imposés.

è Questions :
1) Pourquoi peut-on dire qu’aujourd’hui encore le poids de l’histoire est un handicap pour l’Algérie ?
2) Quelle est l’identité culturelle algérienne ?
3) Quelles sont les règles profondes qui organisent encore aujourd’hui la société algérienne et sont-elles parfaitement incompatibles avec la démocratie ?

l « Une Algérie qui n’a pas pris possession de soi » : Gilbert Grandguillaume utilise deux images pour caractériser la situation :
1) « une famille algérienne de paysans, qui vivait depuis des générations sur le domaine possédé par un colon a, à la suite de la libération, pris possession de sa terre. Elle est désormais chez elle […] mais le colon est toujours là, discret. Il n’intervient en rien, il serait même sympathique, mais il est là. De ce fait, on n’ose pas parler arabe, on n’ose pas manger avec ses doigts, on n’ose pas abattre certains hangars, on n’ose pas faire d’autres cultures, […] on fait ses prières discrètement. Bref, apparemment, il n’est pas gênant mais… ».
Cette image souligne le poids de la colonisation et une rupture non consommée avec le passé colonial qui hanterait encore la société et le paysage algérien.
2) « au début, le colon était seul hôte. Puis, quelque temps après, des Algériens sont venus, habillés comme lui : costumes, cravates, parlant français, buvant de l’alcool, gens d’autorité
. […] Ils sont certes des Algériens mais très ressemblants aux Français. Au début, ils étaient simplement désagréables parce qu’étrangers à la région et agents d’une autorité externe. Puis on s’est aperçu qu’ils profitaient de leur position pour être arrogants, pour détourner des fonds, pour s’octoyer des fonds sans par ailleurs compenser ces inconvénients par une compétence particulière… ». Cette image indique le poids de la nomenklatura au pouvoir.

l En quoi peut-on dire que l’Algérie n’est pas elle-même ou qu'elle est privée d’elle-même dans de nombreux domaines ? Gilbert Grandguillaume prend différents exemples à titre de signes :
– 
la législation : des codes de lois copiés sur les codes français (adoption de l’essentiel de la législation française en 1962), des lois rédigées à l’imitation des lois françaises, sans tenir toujours compte de la spécificité algérienne. Il cite, à titre humoristique, le projet de loi pour « contre-carrer les invasions anglo-américaines dans le domaine du français » rédigé à l’imitation de la loi française de 1975 sur l’emploi de la langue française.
– 
l’enseignement de l’histoire : dans les programmes, la place consacrée à l’histoire de l’Algérie depuis l’origine est très faible et raison de plus celle qui est consacée à la période coloniale (8% du programme). On enseigne surtout l’histoire du monde musulman dans sa globalité.
– 
la langue : avant la colonisation, les langues de l’Algérie étaient deux langues parlées, le berbère et l’arabe (en réalités plusieurs dialectes arabes) et une langue écrite, l’arabe dit classique (la langue du Coran). Pendant la colonisation, la France a imposé sa langue. Au moment de l’indépendance, au lieu de renouer avec les traditions linguistiques du pays (les langues originelles sont encore largement parlées), le gouvernement impose une arabisation forcée, officiellement pour rompre avec la langue du colonisateur. En fait, c’est l’arabe classique qui est imposé comme langue officielle, ce qui n’est pas sans poser des difficultés, vu les acrobaties qu’il a fallu réaliser pour l’adapter au monde moderne, au mépris des langues communes. C’est une stratégie jacobine comparable à celle qui a imposé le français en France à la fin du XIXe siècle. Ce qui pose d’abord problème c'est que l'arabe n’est pas une langue algérienne mais une langue internationale. Et un effet pervers s’est développé : le français est resté la langue de l’élite intellectuelle et politique (en particulier dans les secteurs de pointe de l’économie et de l’administration). Il y a donc permanence d’un dualisme linguistique qui induit un dualisme culturel qui, en fait, épouse un dualisme social.

l Il faut donc militer pour la construction d’une véritable identité algérienne. Il s’agirait pour l’Agérie d’assumer ses héritages multiples. Sans remonter aux Romains ou aux Phéniciens, quoique l’époque romaine ait laissé à l’Algérie Apulée et Saint-Augustin ainsi qu’une foule de monuments et de vestiges urbains, l’Algérie doit assumer la complexité de son passé ancien, d’une part ses origines berbères, ensuite les multiples invasions musulmanes, arabes, puis almoravides et turques, la période de la régence d’Alger étant une période déterminante pour la culture algérienne et la construction d’une civilisation de l’islam, et enfin la période coloniale avec l’apport des référents occidentaux, et en particulier les droits de l’homme et la démocratie. Globalement, aujourd’hui, l’Algérie est écartelée entre Orient et Occident, l’élite occidentalisée reprochant son archaïsme à la masse attachée à l’islam.

l Il reste que, globalement, la société algérienne fonctionne encore largement dans des cadres archaïques. Gilbert Grandguillaume utilise l’explication ethnographique en expliquant que la société algérienne obéit à la « théorie segmentaire » : la société n’est pas structurée globalement mais se présente comme un ensemble de « segments » ou groupements qui tantôt s’allient, tantôt s’opposent, l’essentiel du système étant d’empêcher la concentration du pouvoir au sein d’un groupe particulier. Dès lors on peut parler d’une société clanique. La structure de décision est non une structure de recherche de l’intérêt commun mais une structure de marchandage entre les factions avec un souci essentiel qui est de ne pas faire partie du groupe des perdants. On voit que l’individualisme, qui est une des bases du système démocratique occidental, est loin de ce système où l’intérêt du groupe domine. Dans l’immédiat dit Gilbert Grandguillaume, « le verdict des urnes peut sans doute être présenté dans l’abstrait […] mais il ne peut suffire à créer une légitimité politique ».


Chronologies / Bibliographies / Documents / Programmation / Sommaire