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LE POINT SUR...
LA GUERRE ET L’ALGÉRIE
Stéphane GACON
(Professeur d’histoire-géographie au collège de
Marsannay-la-Côte)
SOMMAIRE
EXPOSÉ
I- LE CONSTAT
Le constat est d’une certaine façon malheureusement
facile à établir. Il suffit de partir d’une évocation
de la violence qui a tout submergé, de la douleur humaine, celle
d’une population prise en otage, sommée de choisir entre la
« valise ou le cerceuil », un choix qui n’est
d’ailleurs permis qu’aux plus fortunés. Parallèlement la situation
politique révèle un véritable blocage. Le pouvoir se
radicalise et tait largement les violences au point qu’on a l’impression
d’être dans une impasse. La presse écrite, la télévision
nous présentent quotidiennement les attentats et les massacres.
Il s’agit, au terme de ce constat, de poser le problème
: non pas « Où va l’Algérie ? », qui
n’est pas exactement une question d’ordre historique, mais « Comment
l’Algérie en est-elle arrivé là ? » (titre
de l’article de Gilbert Grandguillaume, professeur à l’EHESS, dans
le numéro spécial d’Esprit de janvier 1995).
II- LA
CHRONOLOGIE
Pour répondre à la question, il faut reprendre
le fil de la chronologie : toute cette violence, quand a-t-elle
commencée ? Comment les choses se sont-elles
déroulées ?
Remettre les événements dans
la durée,
se dégager du strict événement,
mettre un peu de clarté dans la succession des
événements.
Œ Tout commence en janvier 1992 :
l’événement-déclencheur de la crise est l’interruption
du processus électoral, le 11 janvier 1992.
Le 11 janvier 1992, 15 jours après
le premier tour des élections législatives qui ont vu la victoire
du FIS, Chadli Bendjedid, président de la République depuis
février 1979, donne sa démission « au nom de
l’intérêt supérieur de la nation ». Il y a
été fortement invité par l’armée dont il est
lui-même le représentant à la tête de
l’État. Le pouvoir est assumé par le Haut
Conseil
de
Sécurité
(le gouvernement + les principaux chefs militaires) qui décide le
12 de « suspendre » le processus électoral, le
second tour des élections étant prévu 4 jours plus tard.
Le 14, le HCS crée une direction collégiale qui prend le nom
de HCE : Haut Comité d’État. Mohammed Boudiaf, membre
fondateur du FLN (en 1954), est rappelé de son exil marocain (où
il se trouve depuis 1964) pour diriger ce HCE. Il s’agit bel et bien d’un
coup d’État militaire. Le président élu est chassé,
un processus électoral légal est interrompu et un gouvernement
provisoire est propulsé à la tête du pays par un comité
où domine l’armée.
è Questions :
Pour comprendre cet événement-déclencheur, il faut
absolument remonter un peu le fil du temps : comment en est-on arrivé
à la suspension du processus électoral ? Comment en est-on
arrivé à ce coup d’État ?
Æ La première
grande période de
l’histoire
récente de
l’Algérie, qui nous
permette
de mettre un peu d’ordre dans le désordre apparent,
commence en
1988. Elle
se
termine avec le coup
d’État en janvier
1992. Cette période
est très souvent appelée le « printemps
d’Alger », par analogie avec d’autres
« printemps » célèbres de l’histoire
contemporaine et plus particulièrement l’emblématique
« printemps de Prague ». Pendant cette
période,
l’Algérie connaît une phase de libéralisation plus ou
moins comparable à celle
qu’ont
pu connaître
certains pays du bloc
soviétique
dans les années 50-60.
On sait ce qu’il advint de ces printemps, de Hongrie ou de Tchécoslovaquie.
D’une certaine manière, c’est également l’issue tragique de
ces mouvements d’ouverture démocratique qui renforcent l’analogie
avec l’Algérie de 1992.
Les mouvements d’octobre 1988 marquent une rupture décisive
dans l’histoire de l’Algérie indépendante. A cette date,
l’Algérie
vit sous
le régime du parti unique depuis 1962
[Voir
chronologie].
Le FLN (Front de libération nationale), vainqueur de la guerre
d’indépendance, seul représentant du nationalisme algérien
après l’éviction de ses rivaux (en particulier le MNA, Mouvement
national algérien de Messali Hadj), prend la tête de
l’État. En réalité, dès 1965 avec le coup
d’État contre Ben Bella, c’est l’armée qui détient le
pouvoir et qui contrôle l’État. Le FLN ne joue qu’un rôle
secondaire d’administration parallèle.
Aucun
congrès du parti n’est réuni avant 1976. Les militaires placent
à la tête de l’État un comité révolutionnaire
dont l’homme fort est Houari Boumediene, principal artisan du coup
d’État de 1965. A la mort de Boumediene, c’est le colonel Chadli
Bendjédid qui lui
succède. Celui-ci,
désigné candidat unique du FLN, est élu président
de la République le 7 février 1979.
A l’époque de
Chadli, le
pouvoir des
militaires
connaît un premier
épuisement. Leur autorité sur le pays est contestée.
Des signes de craquement sont par exemple repérables dans ce qu’on
a appelé le « printemps berbère » ou
dans les
événements de
Constantine. En
mars-avril
1980, à
l’université de
Tizi-Ouzou en Kabylie, à
la suite de l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud
Mammeri, un mouvement de protestation grandit qui réclame la
reconnaissance de la langue berbère, brimée par l’État.
Le mouvement gagne les universités d’Alger avant d’être
réprimé. Du 8 au 12 novembre
1986, c’est à
Constantine puis à Sétif que les étudiants et les
lycéens sont dans la rue. A l’origine de leur protestation,
l’introduction dans les programmes du secondaire de l’éducation religieuse
et politique. Derrière
ces revendications se
lisent les mauvaises conditions
de vie des étudiants. Les accrochages
avec la
police sont
très violents (il y a
plusieurs morts), les arrestations sont nombreuses
et les condamnations lourdes
(de 2 à 8 ans de prison ferme).
Les craquements se transforment en
fissures larges et inquiétantes en octobre
1988. Du 5 au 12 octobre,
à Alger et dans les grandes villes du pays, un mouvement spontané
conduit la population, et en particulier les
jeunes,
dans la rue.
C’est
essentiellement une protestation contre la
vie
chère. On a parlé
d’« émeutes de la semoule »
mais,
derrière la question alimentaire, se cache
une
revendication politique, une aspiration
à plus de démocratie
et de justice et une protestation contre la corruption du pouvoir. Ces
émeutes sont réprimées de façon sanglante mais
le pouvoir
entend
la leçon. Chadli promet la libéralisation du régime,
organise
des
élections présidentielles et prépare une nouvelle
constitution. Le 22 décembre, il
est réélu avec
81% des suffrages exprimés
(mais il était le seul
candidat). La nouvelle constitution est adoptée par un
référendum le 23 février. Les références
au socialisme et au FLN disparaissent, la séparation des pouvoirs
est affirmée ainsi que la garantie des libertés, alors que
le multipartisme est rendu possible.
n Cette réforme permet effectivement
l’apparition d’une véritable vie démocratique. On peut même
parler de foisonnement de l’activité politique avec l’apparition rapide
d’un grand nombre d’organisations politiques (plus d’une quarantaine).
Elles sont
très peu
nombreuses à posséder
une assise nationale, les
seules
en disposant rééllement étant le FFS (Front des forces
socialistes) de Hocine Aït Ahmed [un parti socialiste-réformateur,
démocratique
à
l’occidentale
pour schématiser] et le FIS (Front islamique du salut)
d’Abassi
Madani, créé en mars 1989 et officiellement reconnu en septembre
[un parti national-islamiste]. L’activité politique se concentre alors
sur la préparation des élections locales (municipales et
départementales), prévues pour le printemps 1990. Ces
élections, bien que le pouvoir ait cru par ses réformes
libérales avoir jugulé la crise, sont une victoire incontestable
pour les islamistes qui l’emportent
avec 55% (54,25) des inscrits
aux élections municipales et dans
45 wilayas sur 48 (il y a eu
cependant 40,24% d’abstentions, le FFS ayant appelé à
s’abstenir).
n Cette victoire électorale ouvre une
phase d’agitation. La vie politique est dominé par le FIS qui est
de plus en plus revendicatif, en particulier autour d’Ali Benhadj, deuxième
personnage du
Front,
qui
organise
des manifestations spectaculaires contre le ministère de la
Défense
en janvier 1991, au moment de la guerre du
Golfe,
ou lance des
appels à la grève générale
comme
en mai
1991,
pour protester contre le nouveau découpage électoral. Cette
grève,
à la manière de celles du FLN pendant la guerre
d’indépendance, n’obtient pas le résultat escompté mais
elle donne lieu à des affrontements violents (au moins 17 morts).
Le couvre-feu est imposé et une vague d’arrestations touche le FIS
(dans laquelle on trouve Madani et Benhadj). La préparation des
élections législatives de décembre se fait dans un climat
tendu. Le 28 novembre, un commando islamiste fait sauter le poste militaire
de Guemmar (dans l’est, à proximité de la frontière
tunisienne). Les appels à la violence et à l’action directe
lancés par certains leaders islamistes sont entendus mais cette apparition
de la violence terroriste dans le paysage politique
divise le mouvement islamiste
dont la majorité des chefs souhaitent jouer sereinement le jeu
électoral.
Le premier tour des élections législatives donne au FIS une
deuxième victoire électorale : avec 47,27% des
suffrages
exprimés, il obtient
déjà 188 sièges
des 232
pourvus au premier tour sur les
430 à pourvoir. Il devance
largement le FFS et le FLN (dans cet ordre : 25 et 16
sièges).
è Ce
récit suscite un certain nombre de questions :
1) Comment le régime algérien, régime de parti
unique, en réalité contrôlé plus étroitement
par l’armée que par le parti, régime totalitaire en place depuis
25 ans, en est-il venu à faire des concessions à la
démocratie ?
[Quelles sont les causes de la
libéralisation ?]
2) Pourquoi l’armée a-t-elle
décidé d’interrompre brutalement le processus de
libéralisation et de démocratisation ? Quelles en sont
les raisons profondes au-delà du motif invoqué (le processus
électoral a été interrompu parce que le FIS victorieux
constituait une menace pour la démocratie) ? Qu’en était-il
de cette menace ? Que peut-on penser de cet argument dans la bouche
des hommes au pouvoir ? Quel a été le point de vue des
partis du pôle démocratique battus aux élections ?
[Quelles sont les causes du coup
d’État ?]
3) Et bien sûr, pour
l’immédiat, quelles ont été les conséquences
de cette décision pour la suite des
événements ?
Æ Il est possible, pour aller plus vite
dans l’examen de la période de troubles qui s’étend de la
suspension du processus électoral à nos jours, de distinguer
plusieurs phases et de faire ressortir les principales caractéristiques
de la crise, des « événements », pour utiliser
l’euphémisme qui comme chacun le sait depuis les
« événements d’Algérie » (1954-1962)
signifie la guerre. Il est possible
de distinguer
deux
principales phases dans les événements depuis janvier
1992 :
1) La
première, de
l’interruption du processus électoral au rejet par le gouvernement
algérien des propositions de négociation de l’opposition politique
(la plate-forme de Rome) à la fin 1994 et au début 1995.
2) La
seconde, du début de
l’année 1995 à nos jours, les élections
de juin 1997 ne constituant pas une véritable
rupture.
A chaque fois, il est prudent d’analyser
l’évolution en se situant
du point de vue du gouvernement,
du point de vue des islamistes et du point de vue de l’opposition
« démocratique » (à défaut d’autre
terme), c’est-à-dire
des trois sommets du triangle
politique
algérien.
n Dans la première phase, que
l’on pourrait intituler « entre répression et négociation,
l’échec des négociations », le HCE dissout le FIS,
juge ses principaux dirigeants et entame une phase de répression :
arrestations et jugements, internement des islamistes dans des camps sahariens
(Reggane). La réplique islamiste à l’interruption du processus
électoral, à l’interdiction du
FIS et
à l’arrestation des militants est la multiplication des actes terroristes,
d’abord ciblés (l’armée, les institutions d’État, les
intellectuels) puis plus largement aveugles (les voitures
piégées), visant
en particulier
les étrangers et les
intérêts étrangers en Algérie (français
comme en
particulier lors
du détournement de
l’airbus d’Air France
en décembre 1994). Cette
violence
terroriste
est systématisée par les GIA (Groupes islamistes armés)
alors que l’AIS (Armée islamique du salut) qui dépend directement
du FIS, est plus réticence à son extension.
A la violence terroriste des islamistes
répond une violence d’État avec la mise en place
d’unités spéciales de l’armée et de la police puis
d’une milice antiterroriste qui multiplie les actions militaires contre les
maquis, « ratissant » large et pratiquant la
« torture » sans hésitation (réminiscences
de la guerre d’indépendance…). Dans cette phase, l’opinion est un
enjeu important, les islamistes cherchant à faire pression sur elle
par un encadrement idéologique rigoureux, le gouvernement cherchant
à la détacher d’un terrorisme sanguinaire, la sécurité
militaire allant même très certainement jusqu’à organiser
des attentats pour noircir le climat (elle serait à l’origine de
l’attentat de l’aéroport d’Alger
le 26
août 1992).
Politiquement, l’armée met
rapidement un terme à l’expérience de démocratisation
(relative) de Mohammed Boudiaf, qui est assassiné le 29 juin 1992,
et reprend le contrôle de la situation en imposant le général
Zeroual qui devient président de la République le 31 janvier
1994. L’essentiel du débat oppose
« éradicateurs » et
« réconciliateurs », c’est-à-dire partisans
de l’élimination militaire du terrorisme et partisans d’une solution
politique négociée. Ce débat existe au sein même
de l’armée
et, dans
un premier temps, tout en maintenant les actions de répression, le
général Zeroual
ouvre
des discussions avec les dirigeants du FIS, en particulier
avec
Abassi Madani et Ali Benhadj
qui sont emprisonnés. Leur appel au calme leur vaut
un aménagement de leur situation personnelle
et un placement en résidence
surveillée le 13 septembre 1994. Ce débat oppose les partis
du pôle
démocratique :
le RCD (rassemblement pour la culture et la démocratie) [parti
laïque berbère] de Saïd Sadi, les communistes d’Ettahadi,
l’UGTA (le syndicat) sont « éradicateurs » alors
que le FLN, le FFS, le MDA (mouvement des démocrates algériens)
d’Ahmed Ben Bella sont « négociateurs ».
Alors que la négociation entre
le gouvernement et le FIS n’aboutit pas [le terrorisme ne diminue pas
malgré les appels de Madani et de Benhadj et on
peut se
demander dans quelle mesure cela n’arrangerait pas le gouvernement qui pourrait
ainsi démontrer qu’on ne négocie pas avec les
islamistes,
que seule « l’éradication » est possible], les
partis « négociateurs » se rencontrent en Italie,
à Rome, dans la communauté religieuse
de
Sant’Egidio.
Après deux mois de discussions auxquelles participent des
représentants du FIS, ils mettent au point
une plate-forme d’alternative politique et lancent
un appel à la paix. Le gouvernement rejette cet appel et condamne
la plate-forme : il se dit
prêt à
négocier, indiquant qu’il aurait
fait des propositions comparables
dès
l’été
1994,
mais il souligne que
le
mouvement de Sant’Egidio
pose des préalables à
la
négociation qui sont
inacceptables (la
relégalisation du FIS et la libération des islamistes
emprisonnés).
n Dans la deuxième phase, que
l’on pourrait intituler « l’impasse de la répression et
la montée de la dictature », c’est
«l’éradication » qui triomphe. Le président
Zeroual épouse les options des factions les plus dures de
l’armée qui font de l’élimination du terrorisme islamique le
préalable à toute autre action. Tout en tenant un discours
officiel optimiste (« on contrôle la situation »),
tout en
maintenant la population et l’opinion internationale dans la désinformation
la plus complète sur l’état de guerre civile (on estime à
300 le nombre hebdomadaire de victimes de la guerre), le gouvernement mise
sur le pourrissement de la situation, distribuant des armes et cherchant
à repousser au maximum le temps du verdict. La violence atteint en
réalité actuellement un sommet, comme en témoigne le
dernier ramadan, la période de campagne
électorale et les massacres de
l’été. Les
élections présidentielles du 16 novembre 1995, qui ont permis
la réélection de Zeroual et surtout le référendum
du 28 novembre 1996 qui lui accorde les pleins pouvoirs font penser à
l’installation d’un processus dictatorial que la victoire
des partis proches du gouvernement aux élections législatives
de juin n’a pas mise en cause.
Cette période est celle de la
« dérive de la violence ». Le mouvement islamiste
est divisé entre partisans de longue date d’une collaboration
démocratique comme le Hamas [parti islamiste modéré],
l’appareil politique du FIS convaincu de l’impasse terroriste, l’AIS qui
a tendance à faire de la surenchère terroriste mais reste
globalement attaché à la relégalisation du FIS
(« un djihad militairement correct » selon Olivier
Mongin ) et les GIA qui se sont engagés dans une guerre
totale : le terrorisme est devenu une fin en soi. Il s’agit de
détruire irrémédiablement le régime et il n’est
plus envisageable de négocier avec lui (mener
« une guérilla
révolutionnaire »). A la violence des islamistes et à
la violence d’État s’ajoute celle des mafias
et « une guérilla
à caractère social » menée par des bandes
de jeunes désœuvrés (on parle
du
« hittisme »
des
« jeunes qui tiennent les murs ») qui ne se préoccupent
ni d’instaurer un État islamique, ni de faire évoluer le
régime mais qui profitent du
climat général
pour exprimer leur malaise ou qui réagissent contre les agressions
continuelles de la police. Pendant cette phase, le terrorisme algérien
s’est périodiquement
exporté, principalement
en Europe et en France qui a été la cible d’au moins
deux attentats
revendiqués et très ciblés ( ceux
du 15 juillet 1995 et
du 3
décembre 1996). Il s’agit d’atteindre le pouvoir algérien dans
ses soutiens extérieurs et les attentats en France participent d’une
revanche sur le colonisateur infidèle (au sens
religieux du terme).
è Au terme de ce développement plusieurs
questions se posent à nouveau :
1) Pourquoi tant de haine ? Pourquoi tant de violence ?
[La question de la
violence]
2) Comment
s’explique l’engrenage de la violence puisque la guerre a cru en intensité
et parallèlement, comment s’explique l’échec de la
négociation ? Dans le même ordre d’idées, comment
s’explique l’impossibilité du pôle démocratique, malgré
les rencontres, les plate-formes et les appels à la paix, à
se constituer en alternative politique crédible ?
[La question de la solution politique ou
de la solution militaire = le débat entre
« éradicateurs » et
« négociateurs »]
III- LES
EXPLICATIONS
A l’issue de cette chronique, de ce récit des
événements, il faut répondre aux questions qu’elle a
suscitées. En fait, il s’agit, maintenant que l’on a répondu
à la question « quoi ? » de se poser les
questions classiques de l’historien :
« qui ? », « comment ? »,
« pourquoi ? ».
Chercher les causes plus ou moins profondes
de tout cela, ce qui va conduire sans doute à nouveau à interroger
l’histoire, mais peut-être davantage dans la longue durée, et
faire appel aux enseignements des autres sciences sociales :
géographie, économie, sociologie, ethnographie, etc.
1- L’explication
historique : la violence inévitable
En quoi l’histoire de l’Algérie et en particulier
son histoire récente, de la colonisation à la période
de l’indépendance, permet-elle d’expliquer le déferlement actuel
de violence ?
Il s’agit de reprendre ici les explications de Benjamin
Stora
[Voir
bibliographie] : la
violence actuelle est en fait le résultat nécessaire d’une
culture historique longuement entretenue et d’une histoire tout court.
L’histoire des Algériens, comme celle de nombreux peuples, est faite
de violences. Violences récurrentes. Mais le fait que le FLN et le
pouvoir militaire aient appuyé depuis 1954-1962 leur
légitimité sur la lutte de libération nationale induit
plus généralement une légitimité de la violence.
Pour être clair, puisque le FLN et l’armée qui en est issue
et le domine détiennent constamment leur légitimité
entre 1962 et 1991 non des élections mais de leur victoire sur le
colonisateur, puisque la révolte armée est posée comme
l’action supérieure par excellence, il n’est pas incompréhensible
que face à un pouvoir détesté, parce que jugé
corrompu et incapable de faire face aux besoins du peuple, un nombre de plus
en plus important d’Algériens ait jugé légitime de
s’insurger, les armes à la main.
è Questions :
1) Comment s’est construite et développée cette culture
de la violence légitime et nécessaire ?
2) Pourquoi et comment l’armée a progressivement perdu sa
légitimité ?
La succession des invasions depuis l’origine de l’histoire
algérienne pourrait à dessein expliquer la culture de guerre
qui existe dans ce pays [Voir chronologie]. Mais il est
possible de s’en tenir aux violences de la période contemporaine,
celles de la conquête, de la colonisation et de la guerre
d’indépendance qui imprègnent la conscience algérienne.
Les violences de la conquête : une conquête qui dure 30
ans et qui est pour le moins difficile avec des épisodes brutaux
comme le sac d’Alger après la prise de la ville en juillet 1830, diverses
révoltes comme celle de 1871 (la révolte de Moqrani). Les violences
de la colonisation avec les confiscations de terre, les déplacements
de villages. Mais surtout, pour celle qui légitime la violence actuelle,
les violences de la guerre d’indépendance : violences du
colonisateur, violences contre le colonisateur, violences entre nationalistes
pour l’hégémonie et la prise de contrôle du futur État
(la lutte sanglante entre le FLN et le MNA), violences civiles encore, au
moment du départ de l’armée française, contre les harkis
(70 000 morts entre 1962 et 1963). Le FLN se présente en 1962
comme la seule force capable d’incarner la légitimité
nationale : cela ne se partage pas. L’éradication est inscrite
dès ce moment dans la culture politique de l’Algérie
contemporaine.
l A
l’époque de Boumediene se construit un récit mémorial
mythique : celui de la victoire par les armes du peuple unamime. Passent
à la trappe les fondateurs du FLN, les rivalités entre les
nationalismes, les conflits entre l’armée de l’extérieur et
les maquis, les combats entre militaires et politiques au début de
la période d’indépendance. L’idée que la victoire a
été acquise par les armes est imposée, ce qui est
globalement faux, puisque, l’armée française ayant vaincu sur
le terrain, c’est la diplomatie qui a fait l’indépendance
algérienne. Mensonges et omissions créent une légende,
celle de l’unité incarnée par le FLN, seul parti nationaliste,
et celle de la violence légitime pour se libérer : l’une
des fêtes commémoratives essentielle de la République
algérienne est le 1er
novembre, date des premiers attentats en 1954. Mais cette légende
est tellement loin de la réalité historique que les doutes
s’insinuent avec la montée des difficultés économiques
et l’éloignement de la période de la guerre :
aujourd’hui plus de 2 Algériens sur 3 sont nés après
la guerre. La vision proposée par l’histoire officielle a tendance
à voler en éclat mais rien n’est en mesure de la remplacer :
le passé a tellement été occulté qu’il ne revient
que très partiellement et lacunairement à la surface. La seule
constante de l’histoire algérienne qui surnage dans ce naufrage de
la mémoire, c’est finalement l’islam qui a été associé
à la révolution et aux dernières étapes de la
vie du pays. Alors que la société commence à douter,
comme c’est toujours le cas en période de crise, l’islam
évoqué comme l’élément stable et durable de
l’histoire algérienne, élément traditionnel et rassurant
dans un monde instable, élément protecteur face à une
modernité agressive et inquiétante, attire à lui de
plus en plus de gens.
2- L’explication
économique : l’échec du modèle algérien
de développement
En quoi peut-on parler d’échec du modèle
algérien de développement ?
L’explication est classique. Elle est absolument incontournable
pour comprendre l’effondrement du système. Ni l’explication politique
(la population lassée du régime, la distance par rapport à
la guerre d’indépendance source de légitimité du FLN
et de l’armée et la montée de l’islamisme dans le monde musulman),
ni l’explication géopolitique (la disparition du communisme avec lequel
le régime avait partie liée) ne suffisent à fournir
des explications aussi satisfaisantes que celles que fournit
l’économie et la façon dont elle a été
gérée par l’État. Ici, on peut suivre l’explication
de Lucile
Provost
[Voir
bibliographie] :
l’économie algérienne, malgré les apparences, n’est
pas simplement une imitation du modèle soviétique. Économie
de rente qui a pendant longtemps essentiellement reposé sur les ventes
d’hydrocarbures, le choix a été fait d’un développement
des industries industrialisantes au détriment de l’agriculture.
Schéma bien connu qui débouche sur une contradiction majeure
entre le discours autarcique et la réalité d’une dépendance
sans cesse plus grande d’autant que deux facteurs interviennent pour
l’accroître : une augmentation très rapide de la population
et l’absence de maîtrise du cours des hydrocarbures (le cours a globalement
baissé depuis les années 70). Système dangereux qui
a pourtant longtemps perduré parce que la nomenklatura au pouvoir
y avait avantage : elle en vivait. Les tentatives de réforme
du début de l’ère Chadli ont très vite avorté
ou échoué, à un moment capital où les revenus
du pétrole et du gaz ont baissé, ce qui a entraîné
le pays dans la crise économique et sociale, favorisant l’emprise
de l’islamisme sur une population jeune et désabusée.
è Questions :
1) Pourquoi le séduisant modèle de développement
économique de l’Algérie a-t-il si lamentablement échoué
à faire de l’Algérie autre chose qu’un pays en voie de
développement ?
2) En quoi consistaient exactement les tentatives de réforme
du début de l’ère Chadli ? Pourquoi ont-elles
échoué ?
l L’économie algérienne de
l’époque de Ben
Bella,
et surtout de
Boumediene,
a été construite comme celle d’une « République
démocratique et populaire » mais les références
ne sont pas Marx et l’URSS mais
l’Égypte
et Nasser. L’orientation initiale est celle d’une révolution paysanne.
Mais en
réalité,
après une phase où l’accent a été mis sur la
nationalisation des grands domaines et l’encadrement étatique de
l’agriculture, l’époque des grands plans quadriennaux sous
Boumédienne (1970-1973, 1974-1977) est celle de l’industrialisation.
Un double objectif est assigné au pays : la mise
en place
d’une industrie lourde industrialisante structurant l’espace (moteur de
l’économie et élément
d’aménagement du territoire)
et la recherche de l’autarcie (dans le domaine industriel et dans le domaine
agricole). On sait que ces choix économiques amènent à
négliger l’agriculture et que l’autarcie est impossible de ce fait
même : l’évolution de la production agricole ne permet
pas de subvenir aux besoins alimentaires d’une population qui augmente de
plus en plus
rapidement,
et la mise en place d’industries lourdes très typées
(sidérurgie, pétrochimie) oblige le pays à importer
l’essentiel de ses biens de consommation. Les importations et
l’équipement industriel du pays sont financés par la manne
pétrolière et gazière. La période
d’industrialisation
coïncide
avec le boom pétrolier et le pays a pu se doter d’un équipement
industriel
ultra-moderne
(achat des technologies de pointe,
d’usines
clés en mains au Japon, aux
États-Unis
et en France et non en URSS) et former les techniciens et les ingénieurs
correspondants.
l Mais la fragilité de cette stratégie
économique s’est assez vité révélée :
1) Les industries industrialisantes ne provoquaient que très
faiblement en aval le développement d’un secteur d’industries de
transformation et les retards s’accumulaient dans le domaine agricole alors
que la population augmentait et ses besoins se diversifiaient.
2) L’essor
économique ne reposait que sur la mono-exportation des hydrocarbures
(97% des exportations) dont l’Algérie ne contrôlait pas
réellement le
cours,
malgré sa place dominante au sein de l’OPEP, au moins au
début.
L’économie s’est assez vité
avérée incapable de fournir les biens, les logements, les services
et les emplois nécessaires à
la population,
un double phénomène se
combinant
pour rendre le modèle de développement inefficace : la
poussée démographique (croissance de 2,7% par an avec un taux
de natalité de l’orde de 34Æ, la population a doublé en
25 ans : elle est passée de 11 millions en 1962 à 29 millions
d’habitants en 1994. La moitié de la population a moins de 17 ans)
et la baisse du prix du pétrole et du gaz (pour le pétrole :
de 37 $ le baril en 1980 à 13 $ en 1988. Le prix grimpe à nouveau
brièvement autour de 42 $ au moment de la guerre du Golfe). Pour
satisfaire
les besoins croissants de la
population et compenser l’appauvrissement, le choix a été fait
de recourir à l’emprunt et l’Algérie est entrée dans
le cercle vicieux de l’endettement : en 1993, le service de la dette
représente 80% des ressources du pays et celle-ci ne fait
qu’augmenter. Les importations se limitent au minimum vital (la nourriture,
les médicaments), ce qui nuit à l’entretien et au
développement de l’appareil industriel qui de moderne devient
obsolète, ce qui amène à réduire les importations
de matières premières, donc à contracter l’emploi
(chômage), l’impossibilité de fournir des biens alimentaires
et de consommation en quantité suffisante provoquant non seulement
une paupérisation de la population mais le développement
d’une économie souterraine à base de trabendo et de
marché noir.
Dans ces conditions, comment expliquer
l’entêtement du pouvoir
à mener
une telle
politique de dépendance
économique ?
C’est que les élites dirigeantes, la
nomenklatura
qui contrôle le pouvoir politique et économique a construit
sa richesse sur ce système, profitant de la rente pétrolière
et du système d’importations (prélèvement de primes
sur les contrats d’exportation et d’importation).
Avec l’arrivée de Chadli au pouvoir,
l’analyse du blocage de la situation amène le
gouvernement à mettre
en route un certain nombre de réformes. L’essentiel a consisté
à détruire les grandes sociétés
nationales, à
les morceler et à rendre
un peu plus d’initiative individuelle aux acteurs du
système. Mais cette
stratégie a débouché sur un échec, les nouveaux
dirigeants des entreprises se coulant dans le moule précédent
et ayant compris l’intérêt de l’économie de rente :
on note simplement une « diffusion de la rente ».
Il existe donc un
décalage croissant entre
ceux qui profitent du système en ponctionnant
ses
richesses,
qui
diminuent peu à peu,
et les
victimes du système.
Dans ces conditions, pour durer, le pouvoir algérien s’est efforcé
de désamorcer la bombe en négociant successivement une aide
extérieure : négociation de la dette et des emprunts avec
les partenaires extérieurs, en particulier avec
la France (dette de 28 milliards
de francs en 1992), l’Union européenne et même le FMI.
3- L’explication
politique : la difficile sortie du système totalitaire
En quoi le régime politique né de la guerre
d’indépendance et la toute puissance de l’armée sont-ils
responsables de la situation présente ?
L’armée a contrôlé le pouvoir depuis 1965
et a maintenu le couvercle d’un système totalitaire jusqu’aux
libéralisations de la fin des années 80. Pendant toute cette
période, c’est le militaire qui a prévalu sur le politique,
pour reprendre l’analyse de Mireille Duteil
[Voir
bibliographie]. Le FLN, devenu
un parti d’État, n’a pas pu être un lieu de formation de dirigeants
politiques. L’opposition est extrêmement limitée, exilée
ou clandestine, et se recrute essentiellement dans les générations
de la guerre d’indépendance. L’absence de vie politique n’a pas
suscité de relève générationnelle. En fait, en
permettant le multipartisme en 1989, l’armée visait sans doute plus
à « diviser pour règner » qu’à
introduire les véritables règles d’un fonctionnement
démocratique. La myriade de partis qui apparaissent alors ne sont
bien souvent que des groupes constitués derrière un leader
ou un chef charismatique. L’Algérie ne dispose pas d’une culture des
partis politiques. Tout reste à construire dans ce domaine. La situation
politique est rendue d’autant plus complexe que le pouvoir a sans cesse
joué, quasiment depuis la période de la guerre
d’indépendance, avec l’islam et les islamistes. Il porte grandement
la responsabilité de leur puissance actuelle.
n Il y a un mythe qui
traîne
dans les esprits, c’est que le seul parti nationaliste de l’histoire
algérienne est le FLN. Parmi toutes les occultations imposées
par la mémoire officielle et l’histoire enseignée, il y a cette
idée fausse. Or, en réalité, le nationalisme algérien,
né entre les deux guerres mondiales et grandi au lendemain de la Seconde
sous le poids du
colonialisme,
était éminemment polymorphe. Dans les
années 30, le nationalisme
algérien
présente
une triple
aspect :
le nationalisme des
Oulémas (Ben Badis),
refusant toute assimilation.
Ils affirment leur
hostilité culturelle
au colonisateur et
s’appuient sur les valeurs de
l’islam et
la tradition
de la
culture algérienne. Ils mettent en avant le
religieux.
C’est sans
doute le mouvement nationaliste qui a la plus grande
influence dans la
population
par son réseau
d’associations et d’écoles
coraniques.
le
nationalisme du manifeste pour le peuple algérien
(MPPA) de Ferhat Abbas
qui
accepte
la présence française mais réclame un élargissement
des droits
des musulmans.
le nationalisme
de l’Étoile nord africaine de Messali
Hadj, à l’origine proche
des communistes mais qui s’en détache par nationalisme absolu (refus
d’une quelconque tutelle étrangère, y compris
celle de
l’Internationale
communiste), qui se définit
comme « islamo-nationaliste » dans un mariage complexe
entre l’islam et les théories socialistes. Parti
souvent interdit, il est refondé en 1937 sous le nom de PPA (Parti
du peuple algérien) et en 1946 sous le nom de MTLD (Mouvement pour
le triomphe des libertés démocratiques).
Le FLN n’est en
réalité qu’une émanation tardive
des tendances activistes du
nationalisme algérien. En 1954-1955, une partie
du MTLD refuse de rejoindre le FLN et fonde autour de Messali Hadj le MNA
(Mouvement national algérien).
La réalité historique
est donc bien celle
d’une lamination des
différents courants nationalistes par le FLN pendant la guerre
d’indépendance, soit par la violence et l’élimination (MNA),
soit par la pression qui aboutit à l’intégration (Oulemas et
MPPA).
Cette perte de mémoire est particulièrement nuisible à
la genèse d’une vie démocratique et génère des
comportements exclusifs. Il y a une tradition historique qui veut qu’un seul
parti puisse incarner la nation. Tradition du parti unique, héritée
de la guerre d’indépendance et qui se retrouve aujourd’hui.
D’où l’impossibilité d’entente entre les héritiers du
FLN et du nationalisme de la guerre d’indépendance et les islamistes
radicaux :
pas de
quartier.
n Au lendemain de la constitution de 1989 qui
permettait de constituer des associations et groupements politiques, il y
a une éclosion de partis politiques :
du RCD
laïque (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de Saïd
Sadi
au FIS
religieux (Front islamique du salut) dirigé par Abassi Madani et Ali
Benhadj. Entre ces
deux
pôles,
une quarantaine de formations se disent
démocratiques,
la plupart dirigées par d’anciens membres du FLN, ce qui témoigne
en partie des dissenssions existant au sein du FLN : Kasdi Merbah, ancien
premier
ministre,
fonde le MAJD (mouvement algérien pour la justice et le
développement), Ahmed Ben Bella le MDA (Mouvement des démocrates
algériens), Mahfoud Nahnah dirige le Hamas, parti islamiste
modéré. Le seul parti un peu important et d’envergure nationale,
bien qu’il soit originellement centré sur la
Kabylie,
est le FFS (Front des forces socialistes) de Hocine Aït
Ahmed. D’autres partis apparaissent à la veille
des élections législatives de juin 1997 : Zeroual fonde
le RND (Rassemblement national démocratique) et le Hamas se transforme
en MSP (Mouvement de la société pour la paix).
Au total, il semble bien que l’un des
objectifs essentiels du pouvoir, en particulier en ne fixant aucune limite
constitutionnelle à la représentation des partis
politiques,
soit
d’encourager leur floraison :
pour créer un parti et pour que l'État
offre une dot de 2 milliards,
il suffit de 15 noms.
S’ajoute à cela, pour corrompre
le processus de démocratisation, le jeu ambigü qu’entretient
l’armée avec les islamistes. Ce fait n’est pas récent. Dans
ce pays qui a été totalement déstructuré par
la colonisation, le seul élément qui ait échappé
à une destruction importante est la religion musulmane. Pour la
majorité de la population qui n’avait pas eu accès à
la modernité apportée par le colonisateur, l’islam était
le refuge, le point de repère et aussi
l’élément
protecteur contre le colonisateur,
le lieu
de résistance : un élément identificateur. C’est
pourquoi, pour conquérir les masses algériennes, le message
nationaliste, y compris celui du
FLN, a
été profondément teinté d’islam : la guerre
de libération était présentée comme un
djihâd,
une guerre sainte. Après la guerre, au moment où le pouvoir
a senti s’effriter sa légitimité assise sur la la guerre de
libération, il a
tout naturellement cherché
dans l’islam le principe de substitution. C’est alors qu’ont commencé
les politiques d’arabisation dont les principales cibles ont été
le
français mais aussi les
autres langues de l’Algérie, comme le berbère. On a laissé
se développer avec tolérance les associations de
« frères musulmans » qui pourtant ont assez vite
développé un message critique, attirant l’attention des populations
lassées par les hommes en place. Cette complaisance dangereuse du
pouvoir vis-à-vis de l’islam traditionnel est tout à fait sensible
jusque dans des périodes très proches. Le code de la famille
de 1984 en témoigne à souhait (plaçant la femme sous
tutelle de son
mari),
tout comme la campagne d’arabisation à outrance lancée en 1991.
Avant d’être structurés dans le FIS en 1989, les mouvements
islamistes ont largement eu le temps de se développer et ils sont
en position de soutenir et d’encourager le mouvement populaire de 1988.
4- L’explication
culturelle : un pays en quête d’identité
En quoi peut-on dire que l’Algérie est largement
absente à elle-même et que cette absence est la cause de ses
maux ? L’Algérie est sans identité ou en quête
d’identité. Qu’est-ce alors que l’identité
algérienne ?
C’est ici l’analyse de Gilbert Grandguillaume
[Voir
bibliographie] qu’il faut
suivre. Il analyse la crise comme une crise de sortie de système de
parti unique. L’évolution économique, sociale et
démographique fait imploser le système du parti unique. Le
couvercle qui tenait l’ensemble saute et les évolutions latentes se
révèlent au plein jour et s’accélèrent. La
dureté de la crise s’explique en grande partie parce que
l’Algérie n’a pas pris possession d’elle-même : à
la fois la période de la colonisation et la période du gouvernement
militaire l’ont empêchée de réaliser cette prise de
possession. Que ce soit dans le domaine législatif, dans le domaine
de l’enseignement de l’histoire, dans celui de la langue, de
l’économie, etc., l’Algérie n’assume pas son héritage
(ou plutôt a été privée de son héritage).
Cet héritage a tendance à resurgir de façon réductrice
sous la forme de poussées islamistes. Des schémas extérieurs
ont été imposés au pays qui, dans ses profondeurs,
fonctionne selon des codes antagonistes à ceux qui lui sont
imposés.
è Questions :
1) Pourquoi peut-on dire qu’aujourd’hui encore le poids de
l’histoire est un handicap pour l’Algérie ?
2) Quelle est l’identité culturelle algérienne ?
3) Quelles sont les règles profondes qui organisent encore
aujourd’hui la société algérienne et sont-elles parfaitement
incompatibles avec la démocratie ?
l « Une Algérie qui n’a pas
pris possession de
soi » :
Gilbert Grandguillaume utilise deux images pour caractériser la
situation :
1) « une famille algérienne de paysans, qui vivait
depuis des générations sur le domaine possédé
par un colon a, à la suite de la libération, pris possession
de sa terre. Elle est désormais chez elle […] mais le colon est toujours
là, discret. Il n’intervient en rien, il serait même sympathique,
mais il est là. De ce fait, on n’ose pas parler arabe, on n’ose pas
manger avec ses doigts, on n’ose pas abattre certains hangars, on n’ose pas
faire d’autres cultures, […] on fait ses prières discrètement.
Bref, apparemment, il n’est pas gênant mais… ».
Cette image
souligne le poids de la colonisation
et une rupture non consommée avec le passé colonial qui hanterait
encore la société et le paysage algérien.
2) « au début, le colon était seul hôte.
Puis, quelque temps après, des Algériens sont venus, habillés
comme lui : costumes, cravates, parlant français, buvant de
l’alcool, gens
d’autorité.
[…] Ils sont certes des Algériens mais très ressemblants aux
Français. Au début, ils étaient simplement
désagréables parce qu’étrangers à la région
et agents d’une autorité externe. Puis on s’est aperçu qu’ils
profitaient de leur position pour être arrogants, pour détourner
des fonds, pour s’octoyer des fonds sans par ailleurs compenser ces
inconvénients par une compétence
particulière… ». Cette image indique
le poids de la nomenklatura
au pouvoir.
l En quoi peut-on dire que l’Algérie
n’est pas elle-même ou qu'elle
est privée
d’elle-même dans de nombreux domaines ? Gilbert Grandguillaume
prend
différents
exemples à titre de signes :
la
législation :
des codes de lois copiés sur les codes français (adoption de
l’essentiel de la législation française en 1962), des lois
rédigées à l’imitation des lois françaises, sans
tenir toujours
compte de la spécificité
algérienne. Il cite,
à titre
humoristique,
le projet de loi pour « contre-carrer les invasions
anglo-américaines dans le domaine du français »
rédigé à l’imitation de la loi française de 1975
sur l’emploi de la langue française.
l’enseignement de
l’histoire : dans les
programmes, la
place consacrée à
l’histoire de l’Algérie depuis l’origine est
très
faible et
raison de plus celle qui est consacée à
la période coloniale
(8% du programme). On enseigne surtout l’histoire du monde musulman dans
sa globalité.
la
langue :
avant
la colonisation, les langues de l’Algérie étaient
deux langues
parlées, le berbère et l’arabe (en réalités plusieurs
dialectes arabes) et une langue écrite, l’arabe dit classique (la
langue du Coran). Pendant la colonisation, la France a imposé sa langue.
Au moment de l’indépendance, au lieu de renouer avec les traditions
linguistiques du pays
(les
langues originelles
sont encore largement
parlées), le gouvernement impose une arabisation forcée,
officiellement pour rompre avec la langue du colonisateur. En fait, c’est
l’arabe classique qui est imposé comme langue officielle, ce qui
n’est pas sans poser des difficultés, vu les acrobaties qu’il a fallu
réaliser pour l’adapter au monde moderne, au mépris des langues
communes. C’est une
stratégie jacobine comparable
à celle qui a imposé le
français
en France à la fin du XIXe siècle. Ce qui pose
d’abord
problème
c'est que l'arabe
n’est pas une langue
algérienne mais une langue internationale. Et un effet pervers s’est
développé :
le
français
est resté la langue de l’élite intellectuelle et politique
(en particulier dans
les secteurs de pointe de
l’économie et de l’administration). Il y a donc
permanence d’un dualisme
linguistique qui induit un dualisme culturel qui, en fait, épouse
un dualisme social.
l Il
faut donc militer pour la construction
d’une
véritable
identité algérienne.
Il s’agirait pour l’Agérie d’assumer ses héritages multiples.
Sans remonter aux Romains ou aux
Phéniciens,
quoique l’époque romaine ait laissé à l’Algérie
Apulée et Saint-Augustin ainsi qu’une foule de monuments et de vestiges
urbains, l’Algérie doit assumer la complexité de son passé
ancien, d’une part ses origines berbères, ensuite les multiples invasions
musulmanes, arabes, puis almoravides et
turques, la période de
la régence d’Alger étant une période déterminante
pour la culture algérienne et la construction d’une civilisation de
l’islam,
et enfin la période coloniale avec l’apport des référents
occidentaux, et en particulier les droits de l’homme et la démocratie.
Globalement, aujourd’hui, l’Algérie est écartelée entre
Orient et Occident, l’élite occidentalisée reprochant son
archaïsme à la masse attachée à l’islam.
l Il reste
que,
globalement, la société algérienne fonctionne encore
largement dans des cadres archaïques. Gilbert Grandguillaume utilise
l’explication ethnographique en expliquant que la société
algérienne obéit à la « théorie
segmentaire » : la société n’est pas
structurée globalement mais se présente comme un ensemble de
« segments » ou groupements qui tantôt s’allient,
tantôt s’opposent, l’essentiel du système étant
d’empêcher la concentration du pouvoir au sein d’un groupe particulier.
Dès lors on
peut parler
d’une
société clanique. La structure de décision est
non une
structure de recherche de l’intérêt commun mais une structure
de marchandage entre les factions avec un souci essentiel qui est de ne pas
faire
partie
du groupe des perdants. On voit que
l’individualisme,
qui est une des
bases
du système démocratique
occidental,
est loin de ce système où l’intérêt du groupe
domine. Dans l’immédiat dit Gilbert Grandguillaume, « le
verdict des urnes peut sans doute être présenté dans
l’abstrait […]
mais il ne
peut suffire
à créer une légitimité
politique ». |