DOCUMENTS
LA GUERRE ET L'ALGÉRIE



Le pouvoir algérien reste fermé à tout dialogue et veut « exterminer » la guérilla islamiste
Le Monde, 26-27 janvier 1997

Le président algérien, Liamine Zeroual, a réaffirmé, vendredi 24 janvier, au cours d’une allocution télévisée, « la ferme volonté de l’État de combattre les groupes terroristes jusqu’à leur extemination ». Destinée à rassurer l’opinion publique algérienne traumatisée par la recrudescence de la violence depuis le début du ramadan et le silence des autorités, l’intervention du chef de l’Etat n’a pas donné lieu à l’annonce de mesures concrètes. Depuis le début du ramadan, le 10 anvier, plus de 200 personnes ont trouvé la mort. Le quotidien francophone algérois, Le Matin, révèle, dans son édition de samedi, que 23 civils ont été égorgés à une centaine de kilomètres au sud d’Alger, et 5 autres dans la capitale en milieu de semaine. Au cours de son intervention, le chef de l’Etat a évoqué une « conspiration » ourdie par « des forces étrangères et des personnalité algériennes ». « A tous ceux qui, à l’intérieur ou à l’extérieur, tentent vainement d’entraver la marche de l’Algérie, [...] je dirai que leurs complots et manœuvres sont vouées à ce même échec cuisant qu’ils ont déjà connu », a indiqué Liamine Zeroual. Par le passé, les autorités algériennes avaient nommément mis en cause le Soudan et l’Iran pour leur aide supposée aux groupes islamistes. Les « personnalités algériennes » visées par le chef de l’Etat sont les responsables poliques qui s’étaient réunis en novembre 1994 à Rome pour des pourparlers de paix hébergés par la communauté catholique de Sant’Egidio. Ils avaient abouti à la signature d’une plate-forme, au début de 1995, «  pour une solution pacifique de la crise algérienne. »


Algérie : le terrible bilan du ramadan – José GARÇON
Libération, 9 février 1997

Le mois sacré qui s’achève ce week-end aura été le plus meurtrier depuis 1993.
Ce week-end marque la fin d’un mois de ramadan qui restera probablement l’un des plus sanglants qu’ait connu l’Algérie depuis ledébut des affrontements qui ont suivi l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Si les violences semblent avoir diminué d’intensité au cours des deux ou trois derniers jours, le ramadan 1997 n’aura pas dérogé à ceux qui l’ont précédé depuis 1993. Cette année-là, l’attaque de deux casemes, dont celle de Boughezoul, avait coïncidé avec la fin du mois de jeûne et fait 41 morts dont 18 militaires. Le ramadan suivant, en 1994, ne vit pas seulement le nombre de morts tripler. Il restera celui de l’évasion d’un millier de détenus islamistes à la suite d’une attaque spectaculaire contre un pénitencier réputé inviolable, celui de Tazult. Depuis, les ramadans ont chaque année marqué une progression dans l’engrenage de la violence en Algérie.
« Période propice au djihad », comme l’affirme la presse algérienne ? Sans doute, car chaque année à cette époque, ont fleuri sur les murs des mosquées ou des quartiers populaires des inscriptions appelant les fidèles à « accomplir au moins une action de djihad » pendant le mois sacré. Mais on ne peut exclure que l’embrasement ait d’autres causes. [...] Le ramadan 1997 sera celui qui consacrera la prise en otage de la population dans un conflit dont les civils sont désormais les principalesvictimes. Des attentats à la voiture piégée d’une ampleur sans précédent ont frappé Alger et ses banlieues alors que les autorités arguaient du calme relatif régnant à Alger et dans les centres urbains pour prouver qu’elles « contrôlaient la situation ». Des massacres collectifs particulièrement atroces ont en outre ensanglanté la plaine de la Mitidja, comme la région de Médéa à quelque 150 kilomètres d’Alger. Ces tueries où ni enfants, ni femmes, ni vieillards ne sont épargnés, sont presque toujours le résultat d’un effroyable cycle attentats/représailles et de la guerre sans merci qui opposent les islamistes des GIA aux miliciens armés par l’Etat. Ces massacres d’une sauvagerie inouie provoquent un exode massif de villageois qui vont s’entasser dans des habitations de fortune à la périphérie des villes pour fuir les exactions. Une stratégie qui vise à terroriser la population pour tenter de la faire « choisir son camp » puisque la persuasion n’y a pas réussi.
Cette année, comme celles qui l’ont précédée, tout bilan précis demeure impossible car une partie des massacres, et plus encore des attentats individuels, ne sont pas rendus publics. Le nombre des victimes des explosions à la voiture piégée est en outre jamais actualisé et ne tient donc pas compte des blessés qui décèdent dans les hôpitaux. Les chancelleries étrangères estiment toutefois qu’il y a actuellement 2 à 300 morts par semaine.


Résulats des élections législatives du 5 juin 1997
D’après Le Monde, 8-9 juin 1997

RND : Rassemblement national démocratique
FLN : Front de libération nationale
MSP : Mouvement de la société pour la paix
FFS : Front des forces socialistes
RCD : Rassemblement pour la culture et la démocratie
PT : Parti des travailleurs


Mauvaise route – Jean-Pierre TUQUOI
Le Monde, 8-9 juin 1997

Comment croire qu’un parti créé il y a trois mois, qui n’a pas de message politique fort à délivrer, dont le numéro un ne brille pas par son talent d’orateur, ait réussi à rafler près du tiers des suffrages exprimés ? Comment faire admettre que le candidat des islamistes modérés, après avoir recueilli près de 3 millions de voix à l’élection présidentielle, n’en retrouve plus que la moitié un an et demi plus tard, alors que ses réunions publiques ont drainé des foules considérables ?
Comment justifier la déroute du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), crédité de 440 000 suffrages quand son chef avait obtenu officiellement plus de 1 million de voix en novembre 1995 ? Comment affirmer que les électeurs ont boudé les urnes jeudi mais plébiscité la nouvelle Constitution il y a six mois, alors que les témoignages recueillis sur place, dans les bureaux de vote, font état d’une participation identique ou presque ?
L’Algérie ne prend pas la route de la démocratie. Tout à son souci de tourner définitivement la page de l’ex-Front islamique du salut (FIS), sans se couper de la communauté internationale, le régime — sous tutelle des militaires — n’a eu de cesse d’organiser des consultations électorales. Qu’il s’agisse du scrutin présidentiel ou du référendum constitutionnel, les résultats de ces consultations ont été contestés par l’opposition. La fraude qui a entaché les législatives du 5 juin ne peut que renforcer celle-ci dans sa suspicion à quelques mois des communales, ultime étape d’une normalisation menée de main de maître.
Élu président de la République sur la promesse de ramener la paix, le général Zeroual a perdu encore un peu plus de crédit aux yeux d’une population harassée et qui, sensible aux thèses islamistes ou pas, aspire à retrouver une vie paisible.


Génocide – Amine ALAMI
Liberté (« Quotidien national d’information » – Alger), 29-30 août 1997

Le douar Raïs, situé à quelques encablures de Sidi Moussa a été le théâtre d’un véritable génocide. La nuit de jeudi à vendredi a été ainsi celle de toutes les horreurs. Et revoilà le même scénario. Selon les témoignages recueillis, hier matin, sur les lieux, les terroristes, une centaine, peut-être plus, sont arrivés aux environs de minuit. Ils ont encerclé le village après avoir miné les alentours. Certaines habitations, telle l’école. ont été ensuite piégées. « Nous avons cru, au début à un déploiement des forces de l’ANP contre une présence suspecte de groupes armés dans la région », nous a déclaré hier un jeune, le seul rescapé d’une famille de huit membres, tous assassinés. « Ils portaient des sacs de munitions, des kalachnikovs et des lance-roquettes », témoigne-t-il encore. Cependant, cette impression s’est vite dissipée, laissant place au désarroi et à la mort. Les terroristes ont commencé alors à crier, haut et fort, qu’ils étaient venus pour semer la mort dans le village. « On vous égorgera tous comme vous êtes et on prendra vos femmes » lançaient-ils aux paisibles villageois sans défense. Après avoir ciblé leurs victimes, les terroristes entament alors leur sale besogne. Certaines personnes ont été égorgées dans leurs propres maisons alors que d’autres ont été amenées et regroupées sur la terrasse d’une villa, située en plein centre du douar. Ici a eu lieu un horrible carnage. Les chambres de la terrasse de ladite habitation ont été transformées en un véritable abattoir. Des femmes, des vieillards et des enfants y ont été froidement égorgés, puis décapités. Certaines victimes ont été ensuite brûlées. Poussant la bestialité à l’extrême, l’égorgeur,  « Edabbah » — certains parlent d’un homme habillé en tenue de boucher, tandis que d’autres parlent de la sœur de Antar Zouabri — est allé jusqu’à s’attaquer à une femme enceinte l’a éventrée et lui a enlevé le bébé pour le dépecer en morceaux. C’est ainsi que les terroristes ont égorgé plus de cinq familles, venues, paradoxalement, assister à une fête organisée par le propriétaire à l’occasion d’un mariage. Ses murs portaient,, hier, encore des traces de sang, comme si les victimes y avaient été égorgées, puis traînées dans la maison pour être ensuite brûlées.
Terrible destin. Pendant ce temps, d’autres massacres sont perpétrés dans différents endroits du village. Des témoignages évoquent le cas d’un bébé de six mois décapité à la hache, puis brûlé devant les yeux horrifiés de ses parents, et d’un entrepreneur qui aurait construit certaines infrastructures à Sidi Moussa, telle l’école, qui, lui aussi, a été assassiné puis découpé en morceaux.
Les villageois qui tentaient de fuir ont été mitraillés.


L’horreur et l’invraisemblance – ÉDITORIAL
Le Monde, 31 août-1er septembre 1997

L’effroyable massacre de Raïs ne peut que susciter l’horreur et l’indignation. Mais celles-ci s’accompagnent d’un douloureux malaise. Les massacres perpétrés ces derniers jours en Algérie font naître une incrédulité générale quant à la version qu’en donne, au moins implicitement, le régime et une incompréhension croissante devant le silence de la communauté internationale. N’y a-t-il rien à dire, rien à faire, rien à exiger des autorités d’Alger ? Peut-on s’en tenir à l’actuelle réserve diplomatique, sous prétexte que toute « ingérence » ne ferait qu’aggraver les choses et que ce serait « aux Algériens de résoudre leurs problèmes eux-mêmes », comme si la barbarie ne concernait que ceux qui la pratiquent et ceux qui la subissent ?
La langue de bois du régime algérien sur le terrorisme « résiduel », qui serait en passe d’être maîtrisé tandis que, parallèlement, les institutions se normaliseraient, n’est plus recevable. La désignation, directe ou implicite, des extrémistes intégristes comme auteurs des massacres n’est pas plus acceptable telle quelle, même si la folie meurtrière de leurs groupes armés est depuis longtemps avérée. Face à des événements comme ceux des derniers jours, nul ne peut se satisfaire de cette version simpliste de la situation qui confine à l’invraisemblance. Qui pourrait se contenter, sans plus d’explications, de ces récits de témoins décrivant des diables « afghans », armés jusqu’aux dents, avec « des barbes jusqu’à la ceinture », qui surgissent par dizaines et se livrent pendant quatre heures au carnage, à seulement vingt kilomètres de la capitale, sans qu’aucune force de l’ordre ne vienne les inquiéter ?
Il faut demander des comptes sur ces défaillances aberrantes à un régime algérien pourtant tout entier tourné, depuis des années, vers les préoccupations sécuritaires. Pourquoi les Nations unies ne réclament-elles pas une commission d’enquête internationale afin de démêler, enfin, le faux du vrai ? Parmi les exigences que l’on doit formuler, il y a aussi la revendication de plus de liberté pour l’information, aujourd’hui muselée. La presse écrite algérienne, qui avait vu fleurir de nombreux titres à la fin des années 80, est à peine mieux lotie que la télévision. La censure a repris ses droits. L’information sur la violence est à sens unique. Les journaux algériens évoquent largement les massacres perpétrés par des « terroristes » mais passent sous silence les exactions commises par les forces de l’ordre. Les journalistes étrangers travaillent tout aussi difficilement, sous la surveillance constante des forces de sécurité.


Machine folle – Laurent JOFFRIN
Libération, 30-31 août 1997

La guerre civile algérienne, cet autre nom du martyre que vit depuis cinq ans la population, a repoussé les limites de l’horreur et pris un nouveau tournant. On la pensait enfermée dans une routine sanguinaire. La voici changée en machine folle dont les embardées font jaillir à chaque fois de plus grandes éclaboussures de sang.
On sait que l’affrontement entre l’Etat militarisé qui tient le pouvoir et les groupes islamistes se complique d’obscures stratégies claniques, de manœuvres à la cruauté oblique, de surenchères entre bandes armées, qui rendent le jugement aléatoire. Deux leçons, pourtant, se dégagent de ces spasmes barbares. Même si l’on ne peut leur attribuer à coup sûr l’ensemble des exactions rendues publiques, les groupes armés, par leur dévotion au crime, suscitent toujours plus d’effroi devant la cause de l’État islamique, notamment au sein du peuple algérien. Les « politiques » du FIS commencent à le comprendre, même s’ils sont impuissants devant le déchaînement sanglant de leurs émules activistes. Quant à l’État algérien, il a surtout réussi, par sa tactique d’« éradication », à renforcer la sécurité... des forces de sécurité. C’est désormais la population civile qui subit le fléau du terrorisme. Rassuré sur sa pérennité, conforté par la rente pétrolière, ce pouvoir ouvre maintenant des discussions avec le FIS, qu’il avait condamnées avec virulence quand elles étaient proposées par des forces plus démocratiques. Même lointain, le compromis militaro-islamiste compte désormais au nombre des hypothèses politiques vraisemblables en Algérie. Il n’est pas certain qu’on doive s’en rassurer.


60 000 morts en six ans – Pierre PRIER
Le Figaro, 31 août 1997.

La lutte entre le pouvoir algérien et les islamistes a fait au moins 60 000 morts depuis l’interruption des élections législatives remportées en décembre 1991 par le Front islamique du salut (FIS, dissous depuis). Les affrontements prennent de plus en plus l’allure d’un combat singulier entre le gouvernement, l’armée et les milices d’une part, et des groupes islamistes à la composition floue d’autre part.
La recomposition du paysage électoral, mise en œuvre par le pouvoir dans des scrutins contestés, a interdit le champ politique au FIS et marginalisé l’opposition démocratique. Les conditions des élections législatives du 5 juin, dernier volet de l’entreprise, ont été dénoncées par l’opposition et critiquées par l’ONU. Le résultat officiel assure une majorité absolue au président Zéroual à travers le FLN, ancien parti unique, et le RND (Rassemblement national démocratique), créé quatre mois avant l’élection pour le soutenir. Les islamistes modérés occupent la plupart des autres sièges, les démocrates n’obtenant que 58 sièges sur 380.
Les législatives devaient marquer le triomphe de la démocratie et l’éradication finale du terrorisme. Mais l’Algérie bute au fond d’une impasse, sanglante.


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