LE POINT SUR...
L’ACCORD DE DAYTON

Alain CHICOUARD
(professeur d’histoire-géographie au lycée Fourier d’Auxerre)


SOMMAIRE

1- la signature de l’accord
2-
le contenu de l’accord
3-
quelques remarques pour une analyse
4-
l’application de l’accord de Dayton
5-
remarques pour conclure

COURS
L’ACCORD DE DAYTON GARANTIT-IL LA PAIX ET LA STABILITÉ EN BOSNIE ?

1- la signature de l’accord

C’est sur la base militaire américaine de Dayton, dans l’Ohio, qu’a été signé le 21 novembre 1995, après vingt et un jours de négociations, un accord intitulé "plan de paix pour la Bosnie" entre les délégations serbe, croate et bosniaque, dirigées respectivement par Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic. Le gouvernement américain représenté directement par le Secrétaire d’État adjoint Richard Holbrooke a pesé de tout son poids pour que cet accord soit conclu. Le 14 décembre 1995, le plan établi à Dayton a été solennellement entériné à Paris lors d’une Conférence internationale. L’accord de Dayton est un document de 150 pages et de 102 cartes.

2- Le contenu de l’accord


Légende
Fédération croato-musulmane
entité croate établie par le plan Owen-Stoltenberg en juillet 1993
République serbe de Bosnie

L’accord prévoit le maintien de l’État de Bosnie-Herzegovinedans ses frontières reconnues internationalement après la proclamation de l’indépendance avec pour capitale Sarajevo réunifiée. Mais cet État est composé de deux entités : la fédération croato-musulmane et la République serbe de Bosnie. Sur le plan militaire, l’accord prévoit l’envoi d’une force internationale placée sous la direction de l’Alliance atlantique, l’IFOR, dont le rôle sera de veiller à l’application des dispositions militaires et territoriales, impliquant notamment le respect du cessez-le-feu conclu en octobre 1995 et l’engagement à ne prendre aucune initiative militaire. La frontière entre les deux entités est tracée sur des cartes au 1/50000e. En ce qui concerne le secteur de Brcko, un accord n’a pu être établi : une procédure d’arbitrage est prévue. Une commission doit statuer dans l’année suivant l’entrée en vigueur du traité. Des élections libres et démocratiques doivent avoir lieu dans les six mois.

Le préambule de la Constitution de Bosnie-Herzégovine proclame le respect des droits de l’homme, le principe de tolérance et de réconciliation dans une société pluraliste ; l’article 3 indique que les institutions centrales sont compétentes dans les domaines suivants : politique étrangère, commerce extérieur, douanes, politique monétaire, communications et transports. Mais le même article précise que chacune des deux entités peut établir des relations particulières avec des Etats voisins (le texte ajoute : en conformité avec l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine mais cet ajout obligé ne souligne-t-il pas lui-même au contraire la tendance réelle qu’impliquent de telles « relations particulières » ?). Le droit au retour des réfugiés est proclamé dans l’article 2, mais l’annexe 7 le met en alternative avec le droit à compensation. (Envisager en ces termes pour les réfugiés une compensation, n’est-ce pas sous-entendre le non-respect possible du droit pourtant proclamé au retour ?).

3- Quelques remarques pour une analyse

Pourquoi le gouvernement américain de Bill Clinton a-t-il décidé de s’impliquer directement en 1994-95 dans le conflit bosniaque ?
La perspective des élections présidentielles américaines a été un facteur beaucoup moins important que la volonté d’affirmer avec éclat le rôle de leader mondial des États-Unis. (Peut-être la campagne présidentielle a-t-elle été une occasion supplémentaire pour le président sortant, candidat à un deuxième mandat, d’affirmer le leadership américain ?). Ainsi le Secrétaire à la Défense, William Perry, n’hésite pas à déclarer sans ambages : « Ce qui est en question ici, c’est la cohérence de l’OTAN, l’avenir de l’OTAN et le rôle des États-Unis en tant que leader de l’OTAN » (Le Monde, 8 octobre 1995).

Comment s’est déroulé le processus d’intervention américaine ?
Au printemps 94, les États-Unis imposent à la Croatie et à la Bosnie un arrangement mettant fin à leur conflit armé (accords de Washington du ler mars 94 créant une
Fédération croato-musulmane). Les événements de l’été 95 créent une nouvelle situation : après la prise, le 10 juillet, de Srebenica par les forces serbes du général Mladic, ce sont, en août, les défaites serbes en Slavonie occidentale, en Krajina et en Bosnie occidentale, puis, le mois suivant, les bombardements de l’OTAN sur des zones bosno-serbes. Consécutivement à cette nouvelle donne militaire, des pourparlers engagés, sous la houlette des États-Unis, entre les représentants de la Bosnie, de la Serbie et de la Croatie aboutissent à un accord de cessez-le-feu qui entre en vigueur le 12 octobre. Début novembre, le gouvernement américain organise les négociations de Dayton et veut absolument aboutir à un accord entre les dirigeants serbes, croates et bosniaques. L’accord finalement contresigné le 21 novembre repose, comme les plans Vance-Owen ou Owen-Stoltenberg, sur une répartition territoriale fondée sur la séparation des différentes communautés qui étaient étroitement imbriquées, avant la guerre, sur un même territoire. Il résulte directement des opérations de « nettoyage ethnique » de l’été 95 avec, d’une part, l’exode de la population « musulmane » de Srebenica et le massacre de plusieurs milliers de personnes (probablement environ 8000) par les milices de Mladic et, d’autre part, le départ massif des populations serbes de la Krajina et de la Slavonie occidentale chassées par l’armée de Tudjman ; et ainsi il les entérine. C’est l’acceptation dans les faits, malgré les déclarations formelles figurant dans le texte de l’accord, des déplacements forcés des populations et de la ségrégation imposée entre communautés pour aboutir à des territoires ayant subi le « nettoyage ethnique ».

L’accord de Dayton, en échafaudant une répartition territoriale fondée sur des bases communautaires (dites « ethniques »), ne réalise-t-il pas pour l’essentiel les buts définis par les nationalistes de chaque camp pour la création d’Etats « ethniquement » homogènes ?
Après quatre ans d’une guerre dont le bilan global à l’échelle de l’ex-Yougoslavie est la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes (250 000 ?), le déplacement massif de populations (4 millions de réfugiés), la destruction de villes et de régions entières, l’appauvrissement des plus larges couches des populations de presque toutes les régions, l’accord de Dayton aboutit à une partition de fait de la Bosnie (Le Monde, 15 décembre 1995) et à une étrange construction qui « ne sera pas un modèle de modernisme, ni d’efficacité institutionnelle » (Le Monde, 5 octobre 1995) et qui est « un défi aux lois de l’équilibre et de la stabilité » (Le Monde diplomatique, janvier 1996). Sur le terrain, la Bosnie n’est pas seulement partagée en deux, mais en trois : d’une part la République serbe de Bosnie, contrôlée par les tendances ultra-nationalistes du
SDS ; d’autre part, la Fédération croato-musulmane, mais qui est elle-même de fait divisée en une « République croate d’Herceg-Bosna » autoproclamée où règne le parti nationaliste de Tudjman — le HDZ — et un « réduit musulman » totalement enclavé, où domine le parti nationaliste d’Izetbegovic — le SDA . Ainsi les actions de division et de ségrégation des différents partis nationalistes qui ont délibérément fait éclater l’ex-Yougoslavie et déclenché la guerre se poursuivent au sein de la Bosnie dans le cadre même de l’accord de Dayton. « La Bosnie n’est plus qu’une fiction » (Le Monde, 23 novembre 1996).

4- L’application de l’accord de Dayton

L’application de l’accord de Dayton s’est heurtée d’emblée à de nombreuses difficultés.

Il faut d’abord constater que cet accord, établi de fait sur la base de l’acceptation du « nettoyage ethnique », a eu pour première conséquence d’en permettre la poursuite avec le départ d’environ 50 000 Serbes des quartiers de Sarajevo restitués par les forces serbes. Plus d’un an après la signature de l’accord, les retours de réfugiés sont quasiment inexistants.

La République de Bosnie-Herzégovine et ses institutions centrales demeurent une fiction. Des symboles communs comme le drapeau et l’hymne n’ont pu être établis ; il n’y a pas de système unique d’immatriculation des véhicules ; et il a même été projeté d’installer un triple réseau ferroviaire. La division en trois entités territoriales de fait séparées reste donc entière. En témoignent à la fois, d’une part, l’établissement de liens officiels étroits entre la « République serbe de Bosnie » et la « Fédération yougoslave » regroupant la Serbie et le Monténégro et, d’autre part, le maintien de la « République croate d’Herceg-Bosna » autoproclamée, adossée et reliée à la Croatie.

La situation des villes de Mostar et de Brcko constitue l’illustration la plus nette du non-règlement des problèmes et de l’impasse à laquelle aboutit l’accord de Dayton.
A Mostar, Croates et Musulmans vivaient avant la guerre en nombre à peu près égal. Au printemps 93, les milices nationalistes croates — le HVO —, engagées dans un véritable nettoyage ethnique dans la région de Vitez (en Bosnie centrale), veulent prendre le contrôle de Mostar qu’elles assiègent et bombardent (Le Monde, 23 novembre 1996). Quelques mois après le cessez-le-feu de février 94, Mostar est placée sous administration européenne pour être réunifiée. Mais, en 1997, la ville reste totalement divisée ; l’accord de Dayton n’a rien changé. « Sur la rive ouest de la Neretva vivent les Croates ; sur la rive est vivent les Musulmans. Chaque camp a son armée, sa police, son administration, son drapeau, sa monnaie » (Le Monde, 23 février 1997).
Quant à la ville de Brcko, la situation y demeure explosive, et rien n’est réglé. Le gouvernement américain a reporté toute solution à mars  1998. En quoi cette ville revêt-elle une importance stratégique particulière ? C’est en 1992 que l’armée serbe a conquis Brcko pour maîtriser un corridor établissant une continuité entre les territoires qu’elle contrôlait ; aujourd’hui, c’est pour la même raison du maintien d’une continuité territoriale que les dirigeants de la République serbe de Bosnie veulent à tout prix garder un contrôle total sur Brcko. Mais, pour les Bosniaques, cette ville a aussi une importance majeure ; d’abord, est exigé le retour des réfugiés : Brcko, actuellement serbe à 100% et repeuplée de 30 000 Serbes venus d’autres régions, était, avant guerre, composée de 80% de non-Serbes ; ensuite, c’est un débouché vital sur le plan économique : pour les Bosniaques, dénués d’accès à la mer Adriatique, ce serait l’unique accès à la Save et au trafic fluvial international par le Danube, et c’est un noeud routier constituant un passage obligé vers la Croatie et l’Europe centrale (Le Monde, 15 et 16-17 février 1997). Dès lors, comment une solution fondée sur un partage territorial communautaire pourrait-elle être équitable et viable ? La question de Brcko ne montre-t-elle pas que les principes et les mesures imposés à Dayton ne peuvent que conduire à de nouvelles crises et à de nouveaux affrontements ?

5- Remarques pour conclure

Les plans successifs de division territoriale de la Bosnie sur une base communautaire (« ethnique ») non seulement n’ont rien réglé, mais ont toujours contribué à une aggravation des problèmes ; ils ont d’abord encouragé les nationalistes à occuper le maximum de terrain et à en chasser les communautés indésirables pour assurer l’ « homogénéité ethnique » et la continuité des territoires contrôlés et conquis ; ils ont eu pour conséquence d’intensifier la guerre. Aujourd’hui, l’accord de Dayton ne crée-t-il pas une situation ingérable, source permanente d’instabilité, de divisions et de désirs de revanche, avec le risque permanent de nouveaux affrontements ?

Est-il possible d’envisager une paix stable et durable, et quelles pourraient en être les bases ?
Peut-il y avoir, en fonction de cet objectif, une autre solution que le retour et la réintégration des réfugiés dans leur foyer et que la mise en place d’institutions fondées sur l’égalité des droits pour tous, intégrant le respect des droits des minorités nationales, la laïcité et la démocratie, au sein d’une Bosnie unitaire, et, au-delà, d’une fédération regroupant les pays de l’ex-Yougoslavie et plus largement de toute la région balkanique ? (Voir l’article de Svebor Dizsdarevic in Le Monde diplomatique, janvier 1996).


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