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L’état de l’instruction dans l’yonne,Par M.A. Brodier, officier d’Académie, chef de division à la préfecture de l’Yonne (1876)

lundi 1er septembre 2008, par Jean-François Boyer


Par M.A. Brodier, officier d’Académie, chef de division à la préfecture de l’Yonne (1876)

Le 16 juillet 1871, lors d’une séance de la Société des Sciences de l’Yonne, M. Ambroise Challe, président, fait un rapport sur un travail de M. Brodier, chef de la division des communes à la préfecture, concernant " l’état de l’instruction dans l’Yonne ". Transmis au Conseil général de l’Yonne, plus particulièrement à sa commission " Instruction primaire ", M. Brodier se voit accorder une subvention de 2000 francs pour l’aider à publier son travail. Le 28 août 1872, le même Conseil général accorde son patronage à l’ouvrage. Le 23 août 1873, M. Charles Flandin, président de l’assemblée départementale, fait un long rapport sur ce travail et propose de le publier à hauteur de 1000 exemplaires. Le 18 juin 1874, le mémoire reçoit le prix de la fondation Crochot (800 francs). La présence de Paul Bert au Conseil général nous conforte dans l’idée que ce rapport a probablement contribué à la réflexion des Républicains et joué un rôle dans l’élaboration des lois scolaires dites " lois Jules Ferry " dont Paul Bert a été l’un des grands inspirateurs avec Albert Buisson.

Il ne s’agit pas ici de reprendre le contenu exhaustif de ce document, car une grande partie relève de l’histoire qui n’est pas le champ d’intervention privilégié de cette revue ; en revanche, l’auteur, compilateur émérite, a travaillé sur des séries statistiques de sources diverses dont il a parfois tiré des cartes que nous appellerions aujourd’hui thématiques, et là, nous sommes bien dans notre domaine de prédilection. Le choix des méthodes statistiques et cartographiques, sont, au regard des évolutions ultérieures de ces pratiques, un peu surannées- ce qui influe parfois sur l’interprétation que l’auteur en fait-mais peut-on critiquer un document sans le replacer dans le contexte de son élaboration qu’il soit historique, idéologique ou technique ?

LE CONTEXTE DE L’ELABORATION ET DE LA PUBLICATION DU RAPPORT

Le rapport est rédigé et diffusé entre 1871 et 1874.Les lendemains de la défaite contre la Prusse, la perte de l’Alsace-Lorraine précipitent , en France, les idées d’expiation dans le monde catholique, l’éloignement d’une République sociale avec l’écrasement de la Commune. Les poussées électorales des Républicains aux élections de I87I-1872 qui mènent Thiers à se rallier à la République à la même date, autant d’éléments qui (avec la recherche forcenée d’une explication rationnelle de la défaite), sont à prendre en compte dans ce travail, nous tenteront de le montrer par la suite.

Il est à noter, par ailleurs, que ce rapport est élaboré après vingt ans de Second Empire, période pendant laquelle se sont multipliées les enquêtes statistiques (par exemple, les enquêtes agricoles communales) souvent avec la bénédiction de Napoléon III, féru d’économie et de sciences.

L’APPROCHE SCIENTIFIQUE DE L’AUTEUR

-Les sources statistiques :

Elles sont fort diverses puisque les résultats sont empruntés aux statistiques officielles du ministère de l’Intérieur, aux tableaux du tirage (au sort n.d.l.r.) militaire au cours desquels les jeunes gens appelés doivent déclarer s’ils savent lire et écrire ou lire seulement, ou s’ils sont complètement illettrés, aux synthèses chiffrées des recenssements de 1866 et 1871, aux rapports annuels de l’Administration académique, à ceux des contributions directes, des ponts et chaussées.


Le croisement des sources, que l’auteur a le souci d’intégrer sans cesse à sa démarche, rend donc ce travail relativement fiable. Il faut cependant ne jamais oublier que la fiabilité statistique n’est jamais absolue et que beaucoup d’historiens et d’économistes insistent sur le fait que tout relevé statistique antérieur à l’entre-deux-guerres fournit des renseignements dont le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils doivent être manipulés avec précautions.

-La méthode statistique de l’auteur est basée essentiellement sur le " comptage brut "(relevés des nombres en valeur absolue). Les seuls calculs utilisés sont le pourcentage et la moyenne arithmétique. L’auteur est donc bien de son temps : la science statistique est encore balbutiante, point d’écart-type, de médiane ou autres outils sophistiqués.

L’auteur a cependant des intuitions géniales : par exemple, pour étudier les évolutions de longue durée et gommer le " bruit "des variations courtes, il fait reposer ses analyses (en tout cas celles qui portent sur les périodes qui précèdent le recensement de 1866) sur la comparaison de trois périodes quinquennales :



 1828-1832 c’est-à-dire avant la loi Guizot(1833)


1846-1850 c’est-à-dire avant la loi Falloux(1850)

1864/1868 c’est-à-dire les dates qui encadrent les lois scolaires de V. Duruy.


Le choix de ces périodes repose donc sur une analyse sous-jacente : c’est la loi décidée et proposée par l’Etat qui fait reculer l’illettrisme, pas les autre paramètres(la situation économique et sociale, l’environnement socioculturel etc...). Mais est-on aujourd’hui vraiment revenu de cette idée ?

-La méthode cartographique est également sommaire : les cartes, cantonales ou communales, sont réalisées avec des figurés peu différenciés qui les rendent peu lisibles d’autant que la multiplication des classes statistiques et le choix empirique du seuillage (que l’on appellerait aujourd’hui " classes d’égale étendue ") ne permet pas de faire apparaître de grands ensembles homogènes.

La méthode analytique l’emporte donc sur la méthode synthétique. Il est par ailleurs à noter que, dans les légendes des cartes, la première classe statistique(ex : 0-5% ou 0-10%) n’a aucune utilité puisque le figuré correspondant n’apparaît que fort rarement sur la carte.

LE CONTENU ET SA DISCUSSION

A-LA STRUCTURE DE L’OUVRAGE :

La première partie propose un tour d’horizon de l’instruction primaire en Europe accompagné, en annexe, d’un tableau et d’une carte des pays européens avec leur degré "d’avancement" selon une typologie (pays très avancés, assez avancés, arriérés, très arriérés) basée sur l’état de la législation scolaire et quelques indications statistiques dont les sources ne sont jamais citées.


Cette même première partie analyse l’évolution du degré d’instruction en France d’après les indications(non critiquées) du " tirage militaire ".


Après avoir conclu à une " marche ascensionnelle de l’instruction "(page 2) avec 48,83% d’illettrés en 1833 contre 20,04% en 1868, l’auteur situe la place du département de l’Yonne dans l’ensemble français, entre 1828 et 1870, en pointant là aussi le progrès : 50,16% d’illettrés chez les " appelés " en 1828, 6,07% en 1870. En affinant ses observations au niveau des arrondissements et des cantons, l’auteur montre bien l’hétérogénéité du département sur le plan de l’instruction : " le Tonnerrois, sauf Noyers, avec les cantons de St Florentin, Ligny, Seignelay et Sergines sont placés au sommet de l’échelle, tandis que les cantons de la Puisaye et du Gâtinais(Bléneau, Saint-Fargeau, Toucy, Charny et Saint-Julien) se disputent les derniers rangs ". Mais l’auteur fait remarquer un phénomène de rattrapage par les cantons défavorisés, perceptible à partir du recensement de 1866 et confirmé par celui de 1872.


Cette première partie se termine par un plaidoyer très connoté idéologiquement par l’époque de cette IIIème République naissante qui hésite encore entre Restauration monarchique et République démocratique : " De l’influence de l’Instruction sur la situation morale des populations " qui fait " disparaître les vices grossiers, les penchants brutaux " qui " ennoblit et élève le cœur ", qui " soustrait l’homme à l’empire de sa nature animale et lui découvre ses droits et ses devoirs en développant au-dedans de lui, la notion du juste et de l’injuste ; et il est certain que la moralité générale s’élève avec le progrès de l’instruction ".L’auteur appuie sa thèse sur de vagues considérations sur le niveau d’instruction des " clients "(sic) des cours d’assise et des tribunaux correctionnels et sur le nombre " des naissances illégitimes ou naturelles, fruit ordinaire du libertinage. " L’auteur se livre alors à des corrélations entre l’augmentation du degré d’instruction, la baisse du nombre d’enfants naturels abandonnés dans les tours annexés aux hospices et la comparaison géographique (le Tonnerrois connaît moins d’enfants naturels que la Puisaye car plus " éclairé ").Curieux mélange d’idéologie des Lumières et d’ordre moral ambiant…

La seconde partie débute par des comparaisons, à l’échelle de la France, des résultats des recensements de 1866( le premier à enregistrer le degré d’instruction des habitants) et de 1872.L’auteur montre une opposition nette entre les départements de l’Est, les plus instruits ( 75 à 95% de " lettrés ") et ceux de l’Ouest et du Centre (moins de 50%) avec une mise à l’index de la Bretagne (27%). L’Yonne, avec 66% de " lettrés ", occupe le 24ème rang en 1866 et se hisse au 21ème rang en 1872 ( le Haut-Rhin étant réduit à Belfort, le Bas-Rhin et la Moselle perdus à la suite du Traité de Francfort). Enfer et damnation !

Le département du Bas-Rhin, perdu en 1871, occupait la première place en 1866 avec 94% de " lettrés "…

Le recensement de 1872 poussait l’étude jusqu’à distinguer les sexes et les groupes d’âges : les femmes apparaissent comme moins instruites (58,88% chez les 6-20 ans contre 64,87% pour les hommes, 51,38% contre 63,11% chez les 20 ans et plus).L’auteur fait remarquer que " sur 100 personnes du sexe masculin qui fréquentent ou ont fréquenté les écoles, 35 se trouvent dans l’impossibilité de manifester leur pensée par l’écriture, et que, sur 100 personnes du sexe féminin, 41 se trouvent dans la même impossibilité ; qu’en outre, pour les personnes de 20 ans et au-dessus, la même proportion s’élève à 37 pour les hommes et à 49 pour les femmes. Cette situation est d’autant plus affligeante qu’à la dernière catégorie appartiennent des citoyens qui sont appelés, par le suffrage universel, à prendre part aux affaires du pays, et des mères de famille qui doivent être les premières institutrices de leurs enfants ".On voit poindre ici la " philosophie " des lois Ferry et ce rapport a été lu par Paul Bert.

-En s’inspirant de travaux antérieurs (Challe, Quantin, Anatole de Charmasse, Fayet) l’auteur fait alors un long exposé historique sur l’évolution de l’instruction primaire en France avant 1789 puis sur celle qui concerne la période de 1789 à 1872. La thèse de l’auteur , à propos des inégalités très fortes entre les cantons, rappelle que le département de l’Yonne " a été formé en partie, des anciennes provinces de Champagne, de Bourgogne et qu’il appartenait à plusieurs diocèses. Le Tonnerrois faisait partie du diocèse de Langres, l’Avallonnais se rattachait à celui d’Autun, l’Auxerrois comprenait une partie du diocèse d’Auxerre, et enfin le Sénonais dépendait du diocèse de Sens ".Et notre historien de se lancer dans une étude de l’héritage scolaire (depuis l’époque gallo-romaine !) dans ces différents ensembles géo-historiques.

Ces différentes études l’amènent à constater :

-que le diocèse de Langres était plus instruit dès le début du XVIIIème siècle ce qui expliquerait l’avance, statistiquement constatée, du Tonnerrois.

-que, de 1789 à 1872, " l’instruction populaire "fut condamnée à " une immobilité presque absolue "du fait " des troubles qui accompagnèrent et suivirent la Révolution, des guerres qui marquèrent le passage à l’Empire " et dont " les conséquences se faisaient sentir encore sous la Restauration ". Curieuse vision historique…

L’auteur insiste alors sur les grandes lois scolaires de 1833 (loi Guizot) qui permet à l’Yonne de disposer de 418 écoles communales dès 1836-1837, de 1850 (loi Falloux) date à laquelle l’Yonne dispose de 654 écoles communales ou " libres ", de 1867 (loi Victor Duruy) ; l’Yonne compte alors 765 écoles, le nombre passant à 820 écoles en 1872.

-La comparaison des recensements de 1866 et 1872 lui permet de réaliser 3 tableaux synthétiques, reproduits tels quels dans cette note de lecture. Le phénomène de rattrapage des cantons défavorisés apparaît nettement avec " un écart entre les cantons placés aux deux extrémités opposées " qui " s’atténue de jour en jour " en remarquant que " la différence qui les sépare est loin d’ être annihilée ".Ce sont toujours les cantons de puisaye qui occupent les derniers rangs.


-M. Brodier se penche alors sur la durée de fréquentation des classes qui, dans l’Yonne, est de 7, 8 mois en 1872.(contre à peine 7 mois pour l’ensemble de la France). " On remarque que, dans les cantons les plus favorisés, la fréquentation des classes excède à peine 8 mois et demi, et qu’elle s’abaisse à 6 mois un quart dans le canton de Quarré qui figure au dernier rang ". Comparant la fréquentation moyenne dans les écoles gratuites et les écoles payantes, dans les écoles mixtes et dans les écoles où garçons et filles sont séparés, il en conclut que " la durée moyenne de fréquentation scolaire est plus élevée dans les écoles spéciales de garçons et de filles que dans les écoles mixtes, et, d’autre part, que cette durée est aussi plus grande dans les écoles gratuites que dans les écoles payantes ". Plaidoyer pour la séparation des sexes et la gratuité que Paul Bert n’a pu manquer de retenir.

En conclusion, M. Brodier lance un appel pathétique " à l’attention publique " pour faire disparaître " la plaie hideuse qui afflige notre pays " en faisant ressortir " le degré d’infériorité dans lequel se trouve la France sous le rapport de l’instruction primaire ".(L’Allemagne est, en effet, classée dans son tour d’horizon européen, parmi les pays européens " très avancés ")

B- QUELQUES OBSERVATIONS SUR CE RAPPORT.

On voit bien que le contexte historique pèse sur les analyses et les conclusions : la défaite contre la Prusse et ses alliés qui sous-tend l’idée d’une certaine " infériorité " française qui va nourrir l’idée de " Revanche ". Mais aussi la conviction , très républicaine et déjà développé par Jules Ferry, Léon Gambetta et d’autres républicains à la fin du Second Empire (mais aussi par Victor Duruy) que le degré d’instruction d’une nation va de pair avec son état moral et surtout conditionne le juste fonctionnement du suffrage universel.

Sur le plan méthodologique, le lecteur est très surpris de constater que Brodier fait preuve d’une étonnante maturité : croisement des sources statistiques, regard critique sur les nombres collectés (qui nous apparaît certes insuffisant mais nous disposons encore une fois des avancées scientifiques réalisées depuis 130 ans), mise en place, empirique certes et maladroite, de classes statistiques (l’ auteur n’utilise que la discrétisation dite des " classes d’égale étendue "), cartographie précise bien qu’ utilisant des figurés peu différenciés et un nombre de classes trop important d’où l’intérêt de refaire ces mêmes cartes avec nos outils modernes.