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Frontières, Territoires, Nation - Le moment 14-18

mercredi 23 juillet 2008, par Jean-François Boyer

Frontières, territoires, nation le moment 14-18.
Frontières, territoires, nation : la Grande Guerre décline ces termes. Son historiographie est profondément renouvelée[1]. Elle joue continuellement du registre comparatif dans une perspective européenne. Mon propos se centre davantage sur le diptyque France / Allemagne, sans s’interdire d’autres incursions. 14-18 est un moment où se réajustent les relations entre ces notions, frontières / territoires / nation. J’envisage ce moment dans une triple articulation soit :
- au présent du fait guerrier : l’historiographie de la Grande Guerre tire sa vigueur d’une situation dans l’œil du conflit. Appliquée au triptyque du stage, la présentification belliciste du fait national recompose pour partie le rapport à la frontière devenue front, au territoire, envahi. Les cultures de guerre énoncent alors une problématique inédite du corps et de la représentation nationale.
- ce caractère inédit, lié à la brutalisation des sociétés par la guerre, ré-ordonne son rapport au passé. La mobilisation culturelle passe par la mobilisation des mémoires, des images, du rapport à l’autre. Dans l’instant du conflit le rapport au territoire détermine de nouvelles démarcations.
- Mais au demeurant, c’est la dimension du futur qui l’emporte. La guerre devait être la der des der. Dans l’après-coup du conflit, les monuments au mort maillent différemment le lien au territoire et à la communauté civique. Ce jeu sur le temps anime l’exposé construit en trois temps. Le premier, Corps meurtri, corps mutilé questionne la centralité de l’invasion dans la construction des cultures de guerre, voire leur pérennisation dans l’après-coup de l’occupation dans le cas allemand. Mais l’essentiel, des représentations du fait guerrier estompent l’invasion, pourtant structurante, pour ramener au front. Celui-ci borne le fait national : le territoire s’y incarne en ses limites. Le poilu, les villages et monuments détruits le symbolisent. La première figure interroge la représentation du corps politique national, la seconde jalonne des lieux de mémoire. Elle est profondément identitaire dans le cadre de l’Etat nation. Il est alors temps d’examiner les nouveaux maillages du territoire national produits par la guerre.

Corps meurtris, corps mutilés : l’invasion.

La mémoire de la Grande Guerre convoque la tranchée. L’image est trompeuse ; la guerre de mouvement constitue l’épisode fondateur et la clôture de la guerre à l’Ouest. A l’Est, elle anime l’ensemble de la période. Le mouvement bouscule les frontières. Il est l’occasion d’une première structuration des cultures de guerre dans leur lien au territoire, à la nation.
Les travaux de John Horne et Alan Kramer[2] montrent l’importance de l’invasion dans la structuration des cultures de guerre. Pour la France, l’invasion est vécue comme un viol collectif. Ce caractère résonne sur une construction entamée au XIXème siècle où la nation, la nationalité s’était inscrite dans le corps des hommes. Dans l’imaginaire des cultures de guerre, deux figures s’associent à l’intersection du corps et du fait national, le viol et la mutilation. Symboliquement le viol est celui de la neutralité belge, puis des frontières françaises ; la mutilation caractérise, dans cette perspective, l’occupation allemande du nord et de l’est de la France (12 départements). Ces figures s’incarnent ; deux exemples l’illustrent.

  • Le viol.
    Stéphane Audoin-Rouzeau, dans un essai pionnier (L’enfant de l’ennemi) aborde par l’étude de cas les viols, les avortements et infanticides durant la première guerre mondiale[3]. Il inscrit le viol dans le franchissement des seuils de violence dès les premiers mois du conflit. Il note que la thématique du viol est omniprésente dans l’ensemble des pays belligérants ; en France elle envahit massivement l’espace public dès les premiers mois de 1915, orchestre les cultures de guerre. Il s’agit pour Marc Bloch d’une psychose collective[4].
    La réalité des viols ressort au contexte de l’envahisseur victorieux (le nombre de viols diminue significativement avec la stabilisation des fronts) et compose la trame allégorique de l’assimilation de la femme violée à la France violée. Elle s’alimente des paroles mêmes de la Marseillaise qui trouvent durant ces premiers mois de guerre un nouveau souffle. Elle est donc au cœur des représentations nationale selon John Horne :
    « En tant que mythe, pourtant, le viol systématique exprimait une angoisse propre à la mobilisation de 1914, qui était celle d’une masculinité impuissante à défendre la nation dans sa forme la plus intime. Ce mythe était le triste revers de la division des tâches sexuelles qui sous-tendait la nation en armes, et selon laquelle le citoyen-soldat protégeait le foyer et la nation, tous deux symbolisés par le corps féminin[5]. »
  • La mutilation.
    Dès l’invasion, un ensemble de récits dénonce les « atrocités allemandes ». La réalité de ces dernières, analysées par Alain Kramer, tient en grande partie à la peur des troupes allemandes en territoire étranger (mythe du franc-tireur). Cette angoisse mobilise un imaginaire de la mutilation, aboutit à des comportements violents et irrationnels avérés (viol, mutilation...). Mais la réception de ces atrocités de guerre forme un véritable mythe, ce sans l’effet appuyé de la propagande gouvernementale. Elle dénote une peur française dans laquelle prend sa place la thématique des mains coupées. Cette peur est attestée en France dans sept des douze départements occupés. elle représente symboliquement le traumatisme de l’invasion dans l’opinion public.
    L’invasion mobilise un imaginaire spécifique, celui du corps violenté. Les ressorts de cette mobilisation s’arrime au XIXème siècle. Ils empruntent autant au registre de l’inscription de la nation dans l’ordre du corps qu’à ceux, conjoints, du progressif refoulement de la violence interpersonnelle. Les franchissements des seuils de violence en 1915 autorise le retour des images associées à celle-ci (mains coupées, mutilations, viols...). La sauvagerie que l’on dénonce place l’agresseur au ban de la civilisation et convoque la solidarité de la communauté nationale (civilisation versus barbarie). L’invasion forme donc l’épisode fondateur des cultures de guerre, polarisées par le fait national. Importe dans ce moment, la réfraction du national par le corps et les images s’y associant. Notons que ce phénomène
    étudié pour la France et la Belgique en août 1914 se réitère lors de l’occupation de l’Allemagne en 1918. La prolifération des images du coup de poignard dans le dos l’atteste. Le phénomène a partie liée avec la question de l’Etat-nation aux frontières clairement délimitées. Dans d’autres cadres, la guerre de mouvement anime davantage des reconfigurations identitaires, notamment en Europe centrale. En Belgique l’occupation allemande est l’occasion d’une germanisation des flamands. La nation devient coupure. Celle-ci se lit dans l’espace national. L’histoire des territoires occupés déborde le cadre de notre intervention, bien qu’elle affleure dans nombre de représentations mentales évoquées ; sur ce point nous renvoyons à l’ouvrage d’Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre : populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre[6]. Sur le front de l’Est, l’occupation de vastes territoires s’apparenta à la colonisation.

    Borner : la nation comme coupure.

    Après la bataille de la Marne notamment, la frontière devient front sur le territoire occidental. Le front oriental connaît lui la poursuite de la guerre de mouvement. La stabilisation du front occidental modifie les représentations du fait national. Deux séries de questionnements circonscrivent ces modifications. L’une mobilise une mémoire, jalonne un présent, dessine un futur par la dénonciation du vandalisme allemand sur les monuments français ; la seconde porte, en 1915, sur la nature de la représentation de la communauté nationale, sur la coupure instaurée par la guerre, son sens.

  • Le chemin mémoriel des monuments détruits.
    Le traumatisme de l’invasion marque les corps et les lieux. La destruction des églises par les Allemands qui soupçonnaient leurs clochers de servir de relais aux francs-tireurs, jalonne l’avancée de l’envahisseur. Emblématique de ce mouvement, le bombardement la cathédrale de Reims est ressenti comme une atteinte à la mémoire nationale. La comparaison des Allemands avec les Vandales s’impose alors avec évidence. La guerre devient à l’arrière le moyen de se saisir (ressaisir) d’un patrimoine menacé dans les départements envahis. John Horne a noté la floraison de brochures et d’articles rappelant l’histoire séculaire d’un monument, une ville ou un village détruit, soulignant ainsi la barbarie de l’envahisseur. La revue L’Art et les Artistes s’illustre dans ce travail en multipliant les numéros spéciaux consacrés Aux vandales en France (1914-1915, n° spécial), à Lille sous le joug allemand
    (1916, n° 3), à La Lorraine affranchie (1916, n° 2). L’essentiel des articles dénote la violation des lieux par l’envahisseur. En somme, ces articles fournissent des images de la guerre, construisent des supports identitaires pour la communauté nationale.
    La fonction dévolue à l’exemplification de ces ruines tient au front. Symboliquement, la destruction des églises, notamment la cathédrale de Reims, réitère le limes antique. Partant de la dénonciation de l’événement, les commentateurs délimitent l’aire d’inscription de la barbarie dans l’espace français. Dans cette dimension, la bataille de Verdun, devenue après-coup un mythe mémoriel[7], apparaît comme le point de condensation d’une partie de cet imaginaire. Comme celle de la Marne, elle stoppe l’envahisseur ; mais plus que la Marne dont la fonction de limite jouait de la figure des frontières naturelles, elle doit son statut dans la conscience nationale à la ville. L’héroïsation de la bataille est celle de la ville à laquelle le président de la République remet le 13 septembre 1916 six décorations. Pour le propos du stage, c’est bien l’un des pôles du territoire français, dans l’espace de la guerre, qui acquiert ici une dimension symbolique nationale. Celle-ci s’articule autour du rapport entre la commune de Verdun, promue bataille emblématique, et la rotation de l’ensemble des régiments français, demandée par Pétain, dans la bataille. L’après-coup de l’événement convoque le traité de 843 et la partition de l’empire carolingien. Mais l’essentiel tient dans cette héroïsation de la ville voulue par l’arrière. Elle donne un point d’ancrage aux représentations du front, du conflit, participe aux côtés de Reims d’une cartographie symbolique.
  • Qui représente quoi ?
    En France, la mobilisation culturelle construit l’héroïsation du poilu, son sacrifice, son abnégation symbolise la communauté nationale. Dans la coupure entre le front et l’arrière , lui seul symbolise la nation française. Les discours patriotiques font revivre un an II revivifié selon la formule de Stéphane Audoin-Rouzeau. La mobilisation générale en août 1914 répond à la levée en masse. La lecture opérée par les Allemands dès l’invasion joue finalement de cette même association lorsque le mythe du franc-tireur conduit les actions de représailles envers les populations occupées. Alan Kramer et John Horne soulignent, dans le heurt de ces figures
    (Levée en masse / franc-tireurs) des conceptions divergentes du fait national. Au delà, ces représentations mentales dessinent l’investissement affectif des soldats et des populations européennes devant l’irrationalité de la guerre totale. Chaque camp défend la civilisation contre la barbarie. L’image intègre, dans le cadre d’une histoire des guerres, le fait colonial : lors des guerres coloniales, la guerre était dénoncée comme l’acte même des sauvages qu’il s’agissait de civiliser. Cadre civilisateur, la nation retrouve ces mêmes prérogatives à l’égard de l’adversaire européen, ce au terme d’un double mouvement géographique :
    - l’accusation de barbarie est prêtée par les Allemands aux troupes britanniques et françaises qui emploient les troupes coloniales. L’image tire sa force des représentations de l’autre dans l’imaginaire colonial qu’elle investit du présent guerrier. En France et en Angleterre, une même représentation de l’Allemand comme sauvage envahit à partir de 1915 les dessins de presse, les gravures[8].
    - Lorsque les troupes coloniales font défaut, le barbare est à l’Est. Cela se conçoit autant pour la France et l’Angleterre (le barbare est l’Allemand) que pour l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie (le barbare est Russe). Ce jeu géographique renoue avec la longue durée du terme de barbare. Dans cette perspective, la représentation du conflit comme affrontement symbolique entre démocratie et régimes autoritaires réordonne à nouveau les signes de la barbarie. Dans le strict cadre franco-allemand, l’opposition culture / Kultur fonctionne avec cet arrière-plan du passé gréco-latin que la France, dans son idéal classique et catholique, incarne contre l’Allemagne, héritière des peuplades germaniques et du luthéranisme.
    Il y a donc heurts de représentations nationales antagonistes où le principe de coupure inhérent au cadre national se radicalise dans une perspective civilisatrice. L’autre est un barbare, une figure que l’on peut animaliser[9]. Mais ce principe de coupure anime également la communauté nationale. Il y eut en France, début 1915, un court débat sur la nature des représentants : s’agirait-il de la représentation nationale classique, inhérente au cadre démocratique (les députés) ou fallait-il suspendre cette représentation au profit du poilu, symbole même de la nation en arme ? Le fonctionnement des institutions imposa le premier terme ( le politique prime sur le militaire), la symbolique renforça le second. Au delà de cette querelle en représentation, la communauté nationale se définit aussi par l’exclusion. C’est celle des pacifistes dont, dès 1916, on dénonce en France le caractère apatride ; c’est aussi en Allemagne le doute jeté sur la participation de la communauté juive à l’effort de guerre par la mise en place d’une commission d’enquête[10].
    Pour l’ensemble des belligérants, la première guerre mondiale ré-ordonne le fait national. L’antagonisme met à l’épreuve les définitions de la communauté nationale. Deux faits, puisés dans l’historiographie récente, illustre cette mise à l’épreuve.
    - Etudiant les mutineries de 1917, l’historien américain Léonard V. Smith émet l’hypothèse qu’en France celles-ci auraient été la tentative de réactualisation d’un contrat social fortement érodé par la longueur et la brutalité du conflit. Les mutins puisèrent dans les images des grèves de la Belle époque, associées à la revendication d’une démocratie directe les ressources de leur mobilisation[11]. Celle-ci ne remettait pas en cause les valeurs patriotiques, comme Guy Pedroncini l’avait naguère démontré[12].
    - A contrario, le postulat racialiste qui affleure dans nombre de discours sur l’adversaire offre lui la possibilité d’une redéfinition de la communauté nationale sur les bases du darwinisme social. Les travaux de Georges Laschman Mosse sur l’Allemagne illustrent cette proposition[13], montrant que la brutalisation de la société allemande par la guerre prépare en partie ces discours. Le phénomène est depuis vérifiée sur une amplitude plus large : les travaux d’Annette Becker ont montré l’importance de cette guerre raciale à l’intérieur de la Grande Guerre dans les territoires occupées, puis l’expansion de ces représentations dans l’entre deux guerres notamment à la faveur de la peur de la contagion bolchevique[14].
    Ces évolutions poursuivent, souvent en les radicalisant, des phénomènes observables dès l’avant-guerre[15]. En ce sens, et pour notre propos, la Grande Guerre représente moins une coupure qu’un moment où certains possibles, aux prémisses décelables dans l’histoire de l’Europe au XIXème siècle, adviennent. Le trait est typique des cultures de guerre. Il importe alors d’examiner la postérité du premier conflit mondial sur les liens entre frontières / territoires / nation.

    Un maillage renouvelé ?

    Postuler l’idée d’un maillage renouvelé à la sortie du premier conflit mondial invite au jeu d’échelles. Après un bref point sur la question de l’Etat-nation aux lendemains du conflit, une analyse plus fine à l’échelle du territoire français mesure le poids de la guerre dans le rapport de la population à son territoire.

  • La guerre et le questionnement des Etat-nation.
    L’essentiel du chantier historiographique de la Grande Guerre, du point de vue géopolitique, tient aux questionnement de la forme Etat-nation. L’appréhension de deux espaces, l’Europe centrale et l’Asie Pacifique, pointe des éléments d’analyse en cours. Tous éclairent les origines culturelles du second conflit mondial.
    - En Europe centrale, l’occupation des territoires engendre rapidement, après la victoire de Tannenberg, chez les Allemands un imaginaire de guerre spécifique où l’Est apparaît simultanément comme un espace sauvage et l’espace de tous les possibles. La mystique des corps-francs, puis les représentations nazies de l’Est trouvent ici leurs sources[16].
    - En Asie Pacifique, la participation du Japon aux côtés de la Grande Bretagne, à la Grande Guerre, s’avère une expérience décisive pour la construction de son état-nation dans la poursuite de la dynamique de l’ère Meije. L’irruption de la puissance des USA dans le jeu géopolitique du Pacifique eut comme conséquence paradoxale le choix du modèle impérialiste dans la définition du régime pour contrer cette influence. Ainsi, l’entrée du Japon en guerre qui présageait une vision « britannique » de l’impérialisme aboutit-elle au retour en grâce, à la fin des années 20, du modèle « allemand » et la désignation de l’adversaire à venir, les USA. Cet impérialisme militaire puisait ses racines dans l’expérience même du premier conflit mondial[17].
    Que conclure de cette histoire encore en chantier ? Elle confirme la présence des racines du second conflit mondial dans le premier. Le constat serait classique si ces racines ressortaient aux traités de l’après-guerre et non à l’expérience même du conflit. Du point de vue géopolitique, l’impact de la première guerre mondiale nécessite deux remarques :
    - dans la zone européenne, le cas de l’Europe centrale indique la translation et la radicalisation du regard colonial de l’outre-mer à l’espace européen. Terre de possible et de table rase pour les corps-francs et les nazis, l’Est condense une partie des stéréotypes forgés dans l’imaginaire colonial des démocraties européennes.
    - Dans la zone Pacifique, la guerre infirme des
    évolutions et consacre parallèlement l’impérialisme militaire. La brutalisation du conflit est donc planétaire, et non circonscrite aux sociétés européennes. Les cas des nationalismes allemands et italiens dans leur lien au fascisme / nazisme forment l’un des angles saillants de ce phénomène de plus vaste amplitude. Celui-ci est relativement balisé par l’historiographie[18].
  • En France, de nouvelles problématiques
    territoriales ?

    Le renouvellement de l’historiographie de la Grande Guerre en France s’intéresse peu à l’histoire politique, à l’exception des travaux de Jacques Becker, Fabienne Bock, Christophe Prochasson. Le concept de cultures de guerre questionne davantage la société, ses représentations. Un nouveau regard sur le fait national, dans son rapport au territoire, peut-être jeté sur la base de ses travaux. Ce regard interpelle le pôle mémoriel de la Grande Guerre à partir de deux chantiers. Le premier est connu ; il s’agit des monuments aux morts. Le second est encore à peine effleurée, il porte sur la question de la reconstruction des villes nouvelles, s’ancre de plain-pied dans l’histoire urbaine.
    1/ Les monuments aux morts. L’article fondateur de cette problématique est celui d’Antoine Prost pour Les lieux de mémoire[19], Annette Becker poursuit cette recherche[20]. Si la loi du 25 octobre 1919 pose le principe d’une subvention de l’Etat aux communes pour l’érection d’un tel monument, Antoine Prost note que celle-ci résulte de la convergence de trois mouvements : la commune, l’honneur due aux citoyens morts, l’Etat. Importe dans cette convergence le rôle majeur joué par les communes. La guerre pénètre l’ensemble du territoire sur initiative communale. L’initiative vient du bas, réfracte un mouvement que l’Etat prend ensuite en charge. Le « faire communauté  » intimé par le monument aux morts noue, aux petites solidarités villageoises, la conscience de l’unité nationale par le sacrifice. La problématique est ancienne, dérive de l’acculturation républicaine. Elle s’oppose en partie aux remarques formulées par Jay Winter à propos des pratiques commémoratives britanniques notant que la monumentalité ne correspond pas aux langages des petites solidarités[21]. 2/ La Renaissance des villes.
    L’impact du premier conflit mondial est resté à l’écart de l’histoire urbaine jusqu’à une date récente. L’édition du catalogue Reconstructions en Picardie après 1918 comble une première lacune[22], dessine des pistes naguère esquissées sur les formes d’intervention de l’Etat[23], le jeu complexe des acteurs nationaux et locaux, les débats portant sur les projets. La réflexion sur la reconstruction, sur les possibilités offertes par les destructions de la guerre appartient de plain-pied au domaine des cultures de guerre. L’invasion d’août 14, la bataille de la Marne posèrent rapidement, dans l’espace public, la question des dommages de guerre et des territoires occupés. Elle est l’occasion du débat : faut-il garder les ruines, témoigner ainsi de la barbarie allemande ou reconstruire, soit se saisir de la guerre pour une véritable opération d ‘aménagement du territoire ? La première solution (une esthétique des ruines) fut rapidement désavouée. La seconde, dans les débats des milieux architecturaux questionne pour ce qu’elle révèle du rapport au régionalisme. C’est en effet une architecture régionaliste rationnelle que prône les architectes les plus en vue dès 1915[24] pour la Commission Parlementaire des départements envahis. L’occurrence régionale dénote une nouvelle disposition du maillage territorial : la rationalité est celle décidée par l’Etat en fonction des ressources et du paysage régional. La proposition s’entend en regard du contre-modèle architectural allemand auquel s’associe, par extension, le mouvement moderniste de la Belle Epoque. Dans les termes du stage, le rapport de la thématique régionaliste à l’Etat se médiatise par l’adversaire. Le territoire se reconstruit face à l’Allemagne. Cet imaginaire perdure en grande partie dans l’entre deux guerres. La construction de la ligne Maginot, où se fondent front et frontière, en constitue le signe paradigmatique.

    Sur un moment.

    Lue dans les termes du stage, la Grande Guerre repère un imaginaire spécifique. Le renouveau historiographique tient pour une majeure partie à ce dernier. Cet imaginaire radicalise des représentations et des idéologies déjà présentes au XIXème siècle. Deux phénomènes peuvent être notés. D’une part, cet imaginaire naît des figures de l’invasion, laquelle forge les cultures de guerres. Aussi faut-il interroger la production littéraire et iconographique de la Grande Guerre à cette aune. D’autre part, si ces figures ont partie liées avec la question de l’Etat-nation, elles opèrent bien souvent aux marges de celui-ci. La question des frontières et du territoire importe moins dans ce débat que le lien continuellement redéfini entre une communauté nationale et un espace. Dans ce lien, l’imaginaire colonial par la rhétorique de l’invasion trouve sa place, trait qui confirme l’historisation des camps de concentration par l’appel au fait colonial. Ce lien est aussi l’occasion de nouveaux maillages symboliques du territoire national. Cet imaginaire repose sur une tension paradoxale, celle d’une question de l’Etat-nation au cœur de chacune des cultures de guerre dans un contexte global, médiatisé par une opposition structurante qui appelle au dépassement de la catégorie nationale,
    civilisation ou barbarie
    .
    Vincent Chambarlhac, Historien, Université de Bourgogne, IHC, UMR CNRS 5605.



    [1]
    Cf.
    Intervention au stage DAFI 2001 / 2002. Vincent Chambarlhac, 14-18, une historiographie renouvelée.

    [2]
    HORNE,
    John. « Corps, lieux, nation : la France et l’invasion de 1914 ». AHSS. 2000. n° 1. p 73-109. Et Guerre et cultures. 1914-1918. Paris. Armand
    Colin. 1994.

    [3]

    AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane. L’enfant de l’ennemi (1914-1918). Viol, avortement, infanticide pendant la première guerre mondiale. Paris.
    Aubier. 1995.

    [4]

    BLOCH, Marc. « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la
    guerre ». In Mélanges Historiques. T 1. Paris. Serge Fleury : EHESS. 1983.

    [5]
    HORNE,
    John. « Corps, lieux, nation : la France et l’invasion de 1914 ».
    AHSS
    . 2000. n° 1. p 95.

    [6]

    BECKER, Annette. Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre : populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre.
    Paris. Noésis. 1998.

    [7]

    PROST, Antoine. « Verdun » In NORA, Pierre, dir. Les Lieux de mémoire. tome II. Paris. Gallimard. 1986. p 111-142.

    [8]

    GERVEREAU, Laurent. « Le vrai contre le faux, les basculements de la
    première guerre mondiale » In Les images qui mentent. Histoire du visuel
    au XXème siècle.
    Paris. Seuil. 2000. p 85-128. [9]<!—[endif]- AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane et BECKER, Annette. 14-18, retrouver la guerre. Paris. Gallimard. 2000. p 124. [10]<!—[endif]- Cf. ROSHWALD, Aviel et STITTES, Richard Ed. European Culture in the Great War. Entertainement and Propaganda. Cambridge. Cambridge University Press. 1998. [11]<!—[endif]- Cf. ROSHWALD, Aviel et STITTES, Richard Ed. European Culture in the Great War. Entertainement and Propaganda. Cambridge. Cambridge University Press. 1998. Une partie de la démonstration de L. V Smith se retrouve dans sa contribution au colloque de Carcassonne : CAUCANAS Sylvie, CAZALS Rémi, Ed. Traces de 14-18. Actes du colloque de Carcassonne. Les Audois. Carcassonne. 1997. [12]<!—[endif]- Pour l’historiographie française, sur ces questions cf. OFFENSTADT, Nicolas. Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective 1914-1999, Paris, Odile Jacob, 1999.PEDRONCINI, Guy. Les mutineries de 1917, Paris, PUF, 1967. [13]<!—[endif]- Pour une présentation générale de l’œuvre de Georges L. Mosse, cf. l’introduction de son livre sur la Grande Guerre par Stéphane Audoin-Rouzeau (De la grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes. Paris. Hachette. 1999). Voir aussi le numéro des Annales HSS de janvier / février 2000. [14]<!—[endif]- BECKER, Annette. Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre : populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre. Paris. Noésis. 1998. [15]<!—[endif]- Ainsi sur la part de l’adversaire dans la constitution de la communauté nationale. Cf. JEISMANN , Michael. La patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la nation en Allemagne et en France de 1792 à 1918. Paris. CNRS Editions. 1997. [16]<!—[endif]- LIUVELICIUS, Vejas Gabriel. War Land on the Eastern Front, Culture national Identity And German Occupation in World War 1. Cambridge. CUP. 2000. [17]<!—[endif]- DICKINSON, Frederick. R. “War and National Reinvention. Japan in the Great War, 1914-1919”. Monographie d’Asie orientale. Harvard n° 177. Cambridge, Harvard University Press. 1999. XVII. [18]<!—[endif]- Une synthèse possible : HOBSBAWM, Eric. L’âge des extrêmes. Histoire du court XXème siècle. Bruxelles. Complexe. 1992. [19]<!—[endif]- PROST, Antoine. « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? » In NORA, Pierre, dir. Les Lieux de mémoire. tome II. Paris. Gallimard. 1986. p 195-225. [20]<!—[endif]- BECKER, Annette. « La mémoire dans tous ses états. La Grande Guerre entre mémoire et oubli. » Les Cahiers français. n° 303. Juillet / Août 2001. p 48-55. Et aussi, « From Death to Memory : the National Ossuaries in France after The Great War ». History and Memory. Vol. 5, n° 2. Fall / Winter 1993. p 7-31. [21]<!—[endif]- WINTER, Jay.M. « Guerre et mémoire au XXème siècle. Une interprétation des monuments aux morts fondée sur l’interaction sociale. » In La politique de la guerre. Pour comprendre le XXème siècle européen. Viénot éditeur. 2002. [22]<!—[endif]- Reconstructions en Picardie après 1918. Paris. Editions de la Réunion des Musées Nationaux. 2000. [23]<!—[endif]- Par exemple : Les origines des villes nouvelles de la région parisienne (1919-1969), Les Cahiers de l’IHTP, n° 17, 1990. [24]<!—[endif]- AGACHE, AUBERTIN, REDANT. Comment reconstruire nos cités détruites ? Notions d’urbanisme s’appliquant aux villes, bourgs et villages. Paris. Armand Colin. 1915.