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Une nouvelle société de l’essor de l’élevage dans l’Amazonie brésilienne

dimanche 15 janvier 2017, par F.Gaveau, Jean-François Boyer

Fabien Gaveau, propose un compte rendu de lecture de l’ouvrage de Jeffrey Hoelle Rainforest Cowboys.

Compte-rendu publié dans la revue Études rurales, 1er semestre 2016

Jeffrey Hoelle, Rainforest Cowboys. The Rise of Ranching and Cattle Culture in Western Amazonia. Austin, University of Texas Press, 2015, 196 p.

Professeur assistant à l’Université de Californie (Santa Barbara), l’auteur analyse en anthropologue comment naît une nouvelle société de l’essor de l’élevage dans l’Amazonie brésilienne. Son enfance texane, dans un univers en partie façonné par l’élevage, lui a permis de saisir la vie de ces caubois (cowboys) brésiliens.

Aux marges du Brésil, l’Acre évoque les combats de Chico Mendes (1944-1988, assassiné sur ordre d’un éleveur) au nom des seringueiros, ces travailleurs chargés de la récolte du latex, face aux progrès de l’élevage dans les années 1980. Cette terre était devenue prometteuse pour les sans-terres et les aventuriers. Du rude affrontement, les grands éleveurs sortent victorieux. Ils étendent l’espace agricole qui occupait 1 % de l’Acre vers 1975 à environ 15 % aujourd’hui, l’État fournissant 38 % de la production bovine nationale.
Les pouvoirs publics ont d’abord soutenu la colonisation de cette marge forestière, notamment via l’Institut brésilien de colonisation et de réforme agraire. Cependant, depuis les années 1990, la mutation politique du Brésil et la libéralisation des politiques économiques ont amoindri ce soutien. En outre, des législations plus contraignantes à l’égard de la déforestation ont été adoptées.
Localement, le prestige des grands éleveurs est puissant. La vie des cowboys qu’ils emploient séduit largement la société. L’élevage et ses métiers sont perçus comme une voie de réussite. Nombreux sont pourtant les petites gens qui ne peuvent acquérir de bétail et qui vivent dans la dépendance de grands éleveurs. L’élevage, né ici de dynamiques politiques et macro-économiques, s’inscrit au coeur des imaginaires sociaux. La détention d’un bœuf assure d’ailleurs bien des ressources au quotidien, notamment une force de travail et de traction, sans compter l’argent que sa vente procure. L’auteur mène une réflexion comparatiste avec d’autres sociétés pour saisir quel rapport la société de l’Acre entretient à l’animal d’élevage.

L’Acre se pense comme une terre de ranching. La culture du cowboy émerge de son genre de vie au contact des troupeaux. L’imaginaire qui l’entoure est proche de l’Ouest américain. Le cheval est plus que l’indispensable instrument du travail, c’est le compagnon, l’attribut, du cowboy, dont la tenue de cavalier inspire toute la société. L’imaginaire social se nourrit d’attitudes et de valeurs liées au « vrai », au « bon » cowboy.

Dans ce contexte, l’interaction société / paysage est refondée autour de l’élevage. L’auteur observe avec brio les mutations successives dans la manière d’appréhender la forêt. Symbole d’un monde vierge à conquérir et à civiliser pour les gouvernements des années 1960 et 1970, elle devient un monde à préserver avec les revendications de Chico Mendès et des indiens. Malgré tout perçue comme un obstacle au développement de l’élevage, elle
recule. Les nouvelles préoccupations environnementales, exprimées à l’échelle internationale et nationales, sont difficiles à accepter localement dans ce contexte.
Jeffrey Hoelle conduit une analyse fascinante de la manière dont les populations de l’Acre perçoivent les paysages et se figurent la beauté de la nature. Les membres des ONG, les seringueiros, certains politiques et des citadins reconnaissent une valeur esthétique à la forêt tandis que les éleveurs, les cowboys et les colons associent surtout la beauté paysagère aux larges pâturages ouverts.

Cependant, l’idée que la forêt doit être tenue à distance des lieux de vie est très partagée car cet espace est perçu comme un foyer de nuisances en tout genre. Nombre d’habitants estiment que, sans leur action, la forêt reprendrait vite ses droits sur leurs terres. Ils répondent ainsi à ceux qui dénoncent les méfaits de l’élevage. De fait, le paysage humanisé compte peu d’arbres et l’auteur souligne avec finesse que les fleuristes vendent des bouquets synthétiques et de rares fleurs naturelles étrangères à la région. Ils avouent qu’il faudrait être bien maladroit pour offrir des fleurs locales, issues de la forêt, à une aimée...

La valeur d’un homme se lit d’ailleurs dans son aptitude à repousser la forêt. À l’inverse, la pauvreté des seringueiros renvoie à l’idée que l’univers forestier inhibe les qualités humaines, celles qui s’incarnent chez les éleveurs et les cowboys. L’appréciation des espaces, façonnée par ceux qui tiennent le haut du pavé, est ainsi liée à celles des groupes sociaux. Cela permet de saisir toute l’incompréhension des locaux face aux efforts que Brasilia déploie pour protéger les zones forestières.

Socialement, les propriétaires des ranchs, sans former un groupe homogène, dominent encore même si leurs positions politiques ont été érodées. Leur activité a fait émerger un espace intermédiaire entre la ville, la civilisation, et la forêt, accusée de rapprocher l’homme des animaux. Entre eux s’est pleinement déployée la culture du cowboy brésilien et le domaine du boeuf, qui fournit un important référentiel symbolique, lui qui fonde la prospérité locale. À la suite de Claude Lévi-Strauss, l’auteur expose les formes de cette valorisation et leurs incidences sur la société régionale.

Ainsi, consommer de la viande bovine témoigne de la réussite et d’un statut social. Le président Lula n’affirmait-il pas que le développement se traduirait par la substitution de la viande de boeuf aux oeufs, repas du pauvre ? Plus encore, dans l’Acre le consommateur est censé acquérir les qualités du bœuf dont la viande conférerait la puissance, la vigueur, l’énergie pour dominer les forces de la nature. L’auteur relate ici son amusement en voyant l’association d’un bulldozer et du slogan « MEGA POWER » sur l’enseigne d’un vendeur de hamburgers à Rio Branco, capitale de l’Acre. Faire griller la viande de boeuf lors d’un barbecue est l’attribut de l’homme, que déprécierait en d’autres circonstances la préparation du repas. Au-delà, les référents liés à l’élevage se sont profondément disséminés dans toute cette société.

Outre la précision méthodologique, faite d’observations directes, d’entretiens, de comparaisons, de croisements avec les acquis des sciences humaines et sociales, l’auteur témoigne d’une grande rigueur dans l’appréciation et la mesure des phénomènes qu’il expose. Le travail réinterroge comment les hommes façonnent leur culture dans un contexte environnemental avec lequel les interactions sont complexes.

En observant l’Acre, Jeffrey Hoelle a saisi la cohérence d’un système culturel né d’une colonisation récente par des groupes très divers d’où sort une société dominée par les référents des éleveurs. Hors de l’Acre, leur activité est associée à une exploitation prédatrice de l’espace. Dans ce contexte, les efforts de préservation de la biodiversité ont toute chance d’apparaître comme attentatoires à un genre de vie. Comment apaiser les relations entre les éleveurs et les défenseurs de la forêt, qu’ils soient partisans de la préservation ou de la valorisation de son potentiel sans sa destruction ? La question est d’actualité avec le nouveau militantisme environnementaliste.

L’auteur fait plus qu’éclairer l’agencement d’une culture née de l’expansion de l’élevage, il fournit une explication culturelle des freins à l’adoption d’une politique de préservation de la nature, peu compatible ici avec l’idée que le progrès consiste justement à transformer la forêt. Bref, voilà un ouvrage riche et intelligent, rapidement résumé ici, à lire pour le bonheur de l’esprit, de la recherche, et pour la qualité de l’exposé.

Fabien Gaveau

ps : image = photo de l’ouvrage de Jeffrey Hoelle